À corps perdu

Le lundi 5 novembre 2018, l’agent funéraire procéda à l’ouverture du cercueil pour l’exhumation, il était vide. « Du chêne massif avec capitonnage de luxe, quel gaspillage » pensai-je. J’avais entendu parler de pratiques douteuses dans certaines pompes funèbres, des crématoriums transformés en usines de recyclage, des inversions de corps avant crémation : C’était cadavres exquis dans le business du sommeil éternel. Mais pour enterrer un cercueil vide, il fallait sûrement des complices. Franck Leroy avait-il soudoyé un employé de l’entreprise funéraire pour faire croire au suicide de sa femme ? Malgré de nombreuses pistes, l’enquête patinait depuis 3 mois déjà, faute de cadavre. Celui-là brillerait aussi par son absence, il ne parlerait pas plus que les autres.

L’affaire avait éclaté à la fin de l’été. À la SR GMar de Toulon, Section de Recherches de la Gendarmerie Maritime, nous espérions pouvoir souffler enfin un peu. L’afflux de touristes dans la région nous mettait toujours à rude épreuve en juillet et août. Je finissais de mettre à jour mes rapports quand elle nous tomba dessus.

– Alerte à disparition inquiétante ! Un loueur de bateau a alerté la Gendarmerie Maritime quand il n’a pas vu revenir à la date prévue les vacanciers partis avec son voilier. David, vous vous chargerez de l’enquête !

Je ne pus réprimer une moue, c’était reparti pour un tour.

– Un problème, David ?

– Non, je regarde de suite le fichier des personnes recherchées mon Colonel !

La SR GMar était chargée d’enquêter sur les infractions complexes et sensibles en milieu maritime. Organisés en cellules spécialisées, nous pouvions intervenir sur des affaires à grande échelle, y compris en cybercriminalité ou terrorisme international. Fini le temps où on se moquait de la Gendarmerie Maritime, juste bonne à mesurer la taille des palourdes pêchées sur les plages… À présent on nous appelait « le 36 nautique ».

Je pris connaissance des éléments du dossier. Franck Leroy, 45 ans, ingénieur consultant, avait loué un voilier au Grau du Roi. La veille de son départ, il avait annulé tous ses rendez-vous et fait du tri dans son cabinet. Le 28 août, il avait embarqué avec son fils Adam, 15 ans alors que la rentrée des classes approchait. Il venait juste d’enterrer sa femme Claire, un suicide dans des circonstances obscures. Son autre fils Jules, 12 ans ne les accompagnait pas et n’avait pas été vu depuis leur départ. Le loueur du bateau en était sûr : il n’avait pas embarqué avec eux. Des tâches de sang sommairement effacées, avaient été retrouvées à leur domicile de Nîmes : il s’agissait de celui de Jules. Le consultant était devenu suspect numéro 1. Les gendarmes étaient à sa recherche, persuadés qu’il était toujours en vie. Les disparitions arrivaient souvent en mer, mais au contraire d’un nœud marin, cette affaire semblait compliquée à démêler. Une multitude de questions restaient pour l’instant sans réponse.

Je lus le compte rendu d’une audition de la voisine, une certaine Rose Dumas qui semblait bien connaître Claire Leroy. Je décidai d’aller sur place, afin de voir la maison et d’en profiter pour l’interroger à mon tour, j’avais besoin de contexte. Avant de me rendre chez la voisine avec qui j’avais rendez-vous, je fis le tour de la maison des Leroy. La propriété était immense. Grande comme un terrain de foot, on aurait pu y installer tout un lotissement. Les fouilles allaient être compliquées avec tous ces arbres : ce quartier favorisé de Nîmes avait été construit au milieu de la garrigue, dont il restait encore des zones intactes. Ici les villas étaient somptueuses, rien à voir avec mon appartement à la caserne de Toulon ! J’en profitai pour prendre des photos avant les fouilles. Assez loin de la maison, j’aperçus une cabane, en partie cachée derrière les bosquets. En me dirigeant vers elle, je vis une ombre furtive s’en échapper

– Hé, qui es-tu ? Que fais-tu là ? Criai-je en courant vers la petite fille qui s’enfuyait vers le jardin voisin.

Elle s’arrêta net, comme prise en flagrant délit. Toute frêle, on aurait dit une brindille.

– Je m’appelle Lola Dumas, je suis la voisine de Jules

– Tu le connais bien, Jules ?

– Oui, on est dans la même classe… Enfin on était…se ravisa-t-elle.

J’essayai d’en savoir plus : On avait négligé d’interroger cette gamine qui copinait avec le fils disparu. J’y allais tout doux, sans la brusquer… Avec les enfants, c’était parfois compliqué pour en tirer autre chose qu’un « oui » ou « non » laconique. Mais contre toute attente, elle me répondait du tac au tac, tout en balançant son pied d’avant en arrière. J’appris qu’elle et Jules avaient l’habitude de se retrouver dans cette cabane, ils en avaient fait leur quartier général.

– Pourquoi cette cabane, pourquoi pas chez lui ou chez toi ?

– C’est Jules qui voulait, à cause de sa famille…

– Il avait des problèmes avec ses parents ?

– Non, enfin… il y avait des disputes, il préférait qu’on se voie ici, c’était plus tranquille

J’entrai à l’intérieur de la cahute, elle resta sur la pas de la porte. J’inspectai du regard l’espace exigu, il ne contenait rien de particulier : Quelques outils de jardin, un établi, des étagères avec des produits… Je pris quelques photos supplémentaires.

– Que faisiez-vous dans cette cabane ? Il n’y a rien pour jouer ici…

Elle arrêta brusquement de balancer sa jambe. Son regard s’assombrit comme pour s’accorder à la réponse qu’elle me jeta d’un ton rogue :

– Avec Jules on jouait pas, on parlait !

– Et de quoi deux enfants de 12 ans parlent-ils ?

Elle mordilla ses lèvres en baissant les yeux sur le côté.

– De rien m’sieur, des bêtises de notre âge…

Je la sentis se rétracter comme une huître, comme si elle se rendait compte d’en avoir trop dit. J’avais la certitude qu’elle avait des choses à raconter, mais pour aujourd’hui c’était foutu, j’avais perdu le contact. Je lui demandai de m’emmener voir sa maman avec qui je devais parler. Elle tourna les talons et escalada, vive comme un écureuil, un petit muret mitoyen en pierres sèches : Ici les limites de propriété étaient symboliques, je la suivis avec beaucoup moins d’aisance.

Sa mère Rose nous avait vu arriver et nous attendait sur la terrasse, de là on pouvait voir la maison des Leroy mais pas la cabane. Elle m’expliqua que Claire et elle étaient amies et marchaient beaucoup ensemble. Elle avait d’ailleurs la clé de leur maison pour nourrir leur chat quand ils s’absentaient. Le jour de leur départ, elle avait justement vu Franck passer en voiture avec Adam, très tôt le matin. Jules n’était pas avec eux : elle en était certaine. Elle devait d’ailleurs l’emmener avec Lola l’après-midi même pour acheter les fournitures scolaires en ville. Mais elle ne l’avait trouvé nulle part. Depuis le suicide de Claire, elle s’en occupait beaucoup, son père pensait visiblement à autre chose. Je tentai d’en savoir plus sur son amie :

– Avez-vous perçu des changements dans son comportement, les jours précédents son suicide ?

– Non, pas que je sache… enfin, à vrai dire Claire était d’humeur changeante !

– Du genre bipolaire ?

– Un peu ça, oui. Certains jours passionnée, violente et jalouse, d’autres jours femme fragile. Il y avait du monde dans la tête de Claire…

– Du monde ?

– … Enfin je veux dire, elle était un peu décousue : deux mariages, une famille patchwork, des petits boulots avant son remariage mais pas de vrai métier, un « gourou »…

– Un gourou ?

La voisine était prolixe, j’en profitai, ma technique de relance fonctionnait à merveille. J’appris qu’Adam était le fils de Claire, né d’une première union. Cette dernière voyait un psy régulièrement, sur lequel elle faisait une sorte de transfert. Elle tenait un journal intime que Franck avait découvert. Ils avaient eu une violente dispute quelques jours avant son suicide. Claire avait mis Rose dans la confidence, son mari la soupçonnait d’avoir une liaison avec ce psy. Franck était un taiseux, ténébreux mais charmeur… Leur couple battait de l’aile les derniers temps, chacun accusant l’autre de le tromper.

– Nous n’avons pas retrouvé ce journal intime, vous avez une idée de ce qu’il est devenu ?

– Selon Claire, Franck l’aurait détruit dans un accès de colère

Elle marqua un temps, sembla hésiter, puis finit par ajouter :

– Il y a eu aussi la lettre…

– Quelle lettre ?

– Claire m’a dit avoir écrit une lettre qu’elle avait mise en lieu sûr, au cas où il lui arriverait malheur…

– Elle vous a dit avoir peur pour sa vie ?

– Non pas vraiment, quelques allusions… avec Claire c’était parfois compliqué de démêler le vrai du faux

– Vous avez une idée de son contenu et de l’endroit où elle a pu la mettre ?

– Non, désolée, elle n’a pas voulu m’en dire plus malgré mes questions…

Avant de prendre congé, je lui demandai si elle n’avait pas une photo de Jules que nous recherchions. Bizarrement, nous n’en avions trouvé aucune chez les Leroy. Elle entra dans la maison et revint quelques secondes plus tard avec un cadre dans les mains.

– Tenez, c’est un selfie de Lola et Jules pris dans la cabane

On y voyait deux enfants espiègles riant aux éclats

– Je peux la garder pour l’enquête ?

Elle hocha la tête, je la remerciai chaleureusement pour son aide. J’avais maintenant un peu plus de contexte. Je devais ensuite aller voir mes collègues de la cellule financière. Ils enquêtaient sur les affaires de Franck Leroy. Je ne fus pas déçu : Sorte de « gilet jaune des riches », il refusait obstinément de payer ses factures et ses cotisations sociales. Pourfendeur de la fiscalité, il militait pour un allègement des charges. Bien que criblé de dettes, le consultant semblait néanmoins alimenter régulièrement un compte au Panama. Se préparait-il une nouvelle vie ?

Les pistes s’accumulaient et toujours aucun corps. La mer n’avait pas dévoilé leur secret. On entreprit les fouilles dans leur jardin, sans résultat. Le suicide juste avant la disparition nous intriguait, mais l’exhumation du cercueil vide ne fit qu’ouvrir d’autres thèses. Leroy avait-il organisé leur disparition à tous les quatre ? En résumé, on avait une vie double-face à l’image de leur passé coupé en deux, une maison à double fond où chacun semblait cacher quelque chose, deux double disparitions et maintenant un tombeau double places inoccupé. J’avais l’intuition qu’un lien invisible reliait toutes ces duplicités en trompe-l’œil, convaincu d’une seule chose : Le hasard n’existait pas.

La lettre m’obsédait, elle seule pouvait dévoiler le nœud de cette histoire à tiroirs. Nous avions perquisitionné la maison Leroy de fond en comble sans jamais la trouver. Je repris le dossier, espérant y voir un élément passé inaperçu. Rien de particulier sur les photos du jardin, on y voyait des chênes verts, aucune trace de retournement du sol. J’inspectai attentivement celles de la cabane. Elle avait été fouillée, comme le reste. Je la comparai avec le selfie de Lola et Jules. Un détail attira tout à coup mon attention : Sur ma photo, une lame du lambris se détachait des autres, elle n’était pas alignée, comme si on l’avait déboîtée et mal remise… Sur le selfie, elle était normale. Je décidai d’aller sur place pour l’inspecter.

J’étais en train de forcer sur la latte de bois quand j’entendis des pas. Je tournai la tête par dessus mon épaule et vis Lola dans l’embrasure de la porte. Elle était plantée là, les mains dans les poches. Surpris, j’hésitai entre lâcher ce que je tenais ou finir ce que j’avais entrepris. Finalement elle décida pour moi :

– Elle n’est plus là

– Qu’est-ce qui n’est plus là ?

– La lettre… C’est bien ça que vous cherchez ?

Puis elle ajouta en me désignant le lambris du menton :

– Avec Jules, c’était notre cachette secrète. Je peux bien le dire maintenant qu’il est parti

Cette gamine venait de me confirmer ce que je pensais. J’enrageais d’arriver trop tard. Il me fallait jouer finement si je ne voulais pas la voir de nouveau m’échapper. Dans ce jeu du chat et de la souris, le prédateur n’était peut-être pas celui qu’on croyait.

– Si tu sais qu’elle n’est plus là, tu dois savoir aussi où elle est maintenant…

Elle me toisa du regard et sans montrer aucune émotion m’annonça qu’elle l’avait brûlée. J’ai dû prendre sur moi pour donner le change mais je bouillonnais de savoir ce que contenait cette lettre.

– Qu’y avait-il de si important dedans pour que tu la brûles ?

– Elle parlait d’Adam, c’est à cause de lui tout ça…

Ses réponses sibyllines finissaient par m’user les nerfs. Elle m’avait pris de court, je m’y attendais pas.

– À cause de lui ?

– Il a voulu tuer Jules

Cette fois j’avais le pied dans la porte, il me fallait me frayer un passage.

– Lola, c’est grave ce que tu dis, tu dois me raconter ce qu’il y avait dans cette lettre…peut-être est-il encore en danger ?

Elle eut un soupir que j’interprétai comme du soulagement puis elle finit par me rapporter en détail l’histoire. Jules lui avait fait part de ses problèmes avec Adam. Ce dernier était devenu violent et instable depuis le remariage de sa mère. Sa jalousie envers son demi-frère rendait l’ambiance invivable chez les Leroy. Claire l’avait traîné sans succès chez son psy, quant à Franck, il n’en pouvait plus et songeait à refaire sa vie ailleurs, loin de ce fou.

– Le 25 août, les deux frères se sont battus dans le salon, puis Adam est parti dans la cuisine. Quand il est revenu, il avait un couteau et il a tenté de tuer Jules… Heureusement il a manqué son coup, mais il a quand même réussi à le lui planter dans le bras !

– C’est Jules qui t’a raconté ?

– Oui, il paraît qu’il pissait le sang… Adam est devenu enragé, il s’en est même pris à sa mère. C’est là qu’elle a eu l’idée du suicide

– Comment ça « l’idée du suicide » ?

Lola m’expliqua alors le plan échafaudé par Claire et Franck et comment l’impensable avait germé dans leurs esprits.

– Elle révélait dans la lettre qu’Adam était devenu une menace pour eux, qu’il fallait qu’il disparaisse. Ils lui ont fait croire que sa mère s’était suicidée. La croisière en bateau, c’était soi-disant pour le séparer de son frère avant de le mettre en pension au lycée. Mais en fait Claire est partie avec Jules à l’étranger…Je ne sais pas où.

– Et la croisière ? Franck ? Qu’avait-il l’intention de faire ?

– Ben, de faire disparaître Adam avant de les rejoindre pardi !

Elle m’avait dit ça avec un tel naturel… Les gosses de maintenant étaient décidément surprenants.

– Ta mère a lu aussi la lettre ?

– Non Claire lui a fait croire qu’elle et Franck voulaient se séparer, pour brouiller les pistes… Elle ne voulait pas que maman sache, elle n’aurait pas compris.

– Mais pourquoi l’avoir brûlée ?

– C’était sa volonté. Elle avait confié la lettre à Jules pour qu’il me la transmette vu que j’étais la seule à connaître les problèmes d’Adam. Si jamais on retrouvait son corps ou si ça tournait mal pour Franck, elle voulait que je témoigne pour expliquer leur geste.

– Mais, alors pourquoi l’avoir mise dans la cabane si tu devais la détruire ?

– Ils sont partis trop vite, Jules n’a pas eu le temps de me la donner… Il l’a mise dans notre cachette en laissant un mot lui aussi. Il savait que je viendrais voir dès leur disparition annoncée.

Je restais silencieux tandis quelle me détaillait l’effroyable mise en scène. C’était bien vu. En prenant cette gamine pour témoin d’un infanticide, ils en avaient fait leur complice.

– Finalement elle a eu raison de t’avoir demandé de la brûler

Lola me questionna du regard, déconcertée. Je poursuivis :

– Si on ne met pas la main dessus, je crains fort qu’on ne sache jamais la vérité…

Je lui tendis le cadre avec le selfie :

– Tiens, en attendant d’avoir des nouvelles de Jules…

Ses yeux se mirent à pétiller et pour la première fois je la vis sourire, avec toute sa candeur d’enfant.

Le 13 septembre 2021, un fémur d’Adam fut remonté dans un filet de pêche. On présuma le bateau quelque part au fond de la mer mais il ne fut jamais retrouvé.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *