Flux et reflux (Fragments)

Marée humaine

Cinq personnes est un maximum pour moi. Au-delà, les autres se transforment en enfer. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Dans la grand-messe des fêtes, je me hasarde en ville, au diable ma dissonance sociale. Régurgités par le train, tel un banc de sardines, nous ondoyons sur le quai en essayant de nous éviter. Ballottée par le flot, je suis portée par le courant de mes dissemblables. Je voudrais être un poisson volant, pas une sardine ! La mélopée des annonces au gré des arrivées et départs finit de me donner le bourdon, je déteste les gares. Dehors, je sens le mouvement moins confus, nous nous répandons sur le parvis. Je me désolidarise illico de mon banc et me dirige vers le centre-ville. L’accalmie sera brève, je le sais. L’affluence va crescendo dans ce ballet pédestre, je me fraye un passage mais j’ai l’impression d’être à une confluence : une vraie marée d’équinoxe de printemps en plein solstice d’hiver ! Je me laisse plonger dans les remous. Quelqu’un s’arrête, se retourne, me bouscule…des rires, des cris… J’étouffe, il me faut de l’air. Je reprends un peu mes esprits en m’échouant sur une voie transverse, décidément je ne me sens pas au diapason. Je prends le large et mets les voiles, direction la Boîtes à livres. Je jette enfin l’ancre à l’Escale, le salon de thé à l’étage de la librairie. Ah! le point d’orgue tant attendu de ma sortie ! Je me réchauffe avec un thé vert en feuilletant le livret du Vaisseau fantôme, que je me suis offert. Je glisse doucement dans ma lecture, bercée par la mélodie de la conversation voisine. Les mots en sourdine bruissent à mon oreille dans un accord parfait. Je me détends enfin.

épisodes cévenols

Je pense souvent à ce village des Cévennes. Quatre décennies de souvenirs. Je revois son petit cimetière où tu est enterré depuis 7 ans. Je ne connais même pas ta tombe, j’aurais pourtant voulu être là pour t’accompagner quand tu es parti. À notre première rencontre, j’avais 11 ans et toi 18. Il nous a fallu bien du temps pour nous voir! Un jour, on s’est dit oui dans la petite église, elle est ta voisine à présent. Je tiens de toi mon âme cévenole : nous étions à l’unisson avec cette terre de contrastes. Notre village vivait comme nous au rythme de la rivière, ses sautes d’humeur nous étaient familières. Il ne se passait pas un jour sans que nous allions la voir. Tel un maestro, la saison lui donnait son tempo : juste un ruisseau en été et comme elle, nous nous alanguissions au chant des cigales. Comme engourdie par l’embrasement du soleil, elle coulait pianissimo. Nous passions des heures à l’écouter vivre. Lors des épisodes cévenols, changement de registre, elle jouait alors fortissimo. Les pluies torrentielles dévalant la montagne, nous partions la voir, avec bottes et parapluies. Nous savions qu’elle nous en mettrait plein la vue cette capricieuse. Sans tambour ni trompette, telle une lame déferlante, elle devenait destructrice et ravageuse. Sur le petit pont, les flots impétueux à nos pieds, nous la contemplions, oscillant entre fascination et inquiétude…Nous l’écoutions gronder et rugir, comme un fauve indomptable. Nous savions qu’à la décrue, les berges se révéleraient dévastées avant de se refaire une beauté l’été suivant. A présent, tu la contemples du cimetière. Un jour je viendrais te voir, notre vie cévenole me manque.

Symphonie Marine

En période de trop plein social, seule la solitude de l’île d’Ouessant m’apaise. J’y troque les marées humaines contre celles de l’océan et je m’y sens revivifiée. J’ai la fibre aquatique. Un coup de vent est prévu pour demain, une aubaine…La tempête annoncée est en accord parfait avec mon humeur. Les premières bourrasques de la nuit agitent mes songes et déjà je me débats dans mon lit comme un vieux loup de mer sur son esquif dans la houle. Levée à l’aube, manquant chavirer dès ma sortie, je m’échoue à l’abri d’un rocher, prête à défier la fureur des éléments…je suis aux premières loges pour les écouter faire leurs gammes et répéter leur partition. J’ouvre grand les yeux et les oreilles pour mieux savourer le moment, que le spectacle commence ! La force des vents allant crescendo donne le tempo au prélude…j’ajuste ma capuche. Pianissimo, l’océan les accompagne avant de s’agiter mezzo forte, et quand il se déchaîne enfin fortissimo, je vibre à l’unisson ! Au loin sur le ciel gris acier, la silhouette menaçante du phare de la Jument, tel le hollandais volant, me fait frissonner. Le rythme des vagues aux éclats métalliques s’intensifie, sans tambour ni trompette de puissantes déferlantes me surprennent, j’exulte et mes cris de joie se perdent dans le tumulte ! Le ballet de l’écume et des embruns suit la cadence, des gerbes terrifiantes m’aspergent, je suis trempée des pieds à la tête mais je ris aux éclats. Le rugissement des rafales arrive en point d’orgue : je ferme les yeux et savoure les sonorités, je deviens tout à coup la mer. Le refrain des lames se brisant sur le granit se fait entendre en contrepoint, et juste après, le ressac tel un leitmotiv donne le mouvement à cette symphonie marine. J’applaudis à tout rompre. Quel orchestre, quel concert !

2 réflexions sur “Flux et reflux (Fragments)”

  1. Les fragments:
    Morceau d’une chose cassée, partie d’une œuvre perdue ou restant à composer, cette forme de texte libre se démarque de la nouvelle par son caractère inachevé et son absence de structure. Matière première des carnets d’écrivains, le fragment permet de poser ses idées avant de les retravailler dans une forme plus élaborée.

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