La dernière goulée d’air

L’ultime, celle qu’on redoute par dessus tout. Les précédentes, d’une faiblesse croissante, ne sont qu’un souffle rauque, d’une gravité fâcheuse prophétique. La toute première, la goulée originelle échappée d’un vagissement, prend à l’évidence dans l’illusion d’une vie à venir, une allure de défi… Mais la goulée finale ! La toute dernière annonce son mauvais présage bien avant les bronches. Par la bouche déjà, des lèvres craquelées au palais, tout finit de s’assécher au contact de l’air ; suit la difficile pénétration de la gorge, sans déglutition possible d’une salive évaporée, où le désespoir se mêle déjà de résignation. Comme elle semble périlleuse et incertaine, la dernière goulée ! On l’aspire en feignant de prendre son temps, un instant suspendue dans un hoquet, dans un renoncement à peine conscient. Le destin est tapi là, dans l’attente de la minute suivante : Le souffle court annonçant l’achèvement redouté; la souffrance pesante trahie par un soupir, un râle ou un silence équivoque; la perception impalpable que l’éternité va déboucher sur l’inconnu … On espère que la fin de l’agonie sera le début d’autre chose, sans rien savoir de l’après qu’on imagine et qu’on craint déjà.

Le pire est passé. On se relâche doucement, imperceptiblement et on finit par succomber pour de bon sur ce lit médicalisé pour comateux. Dans le rituel du passage vers l’au-delà, on découvre enfin la lumière éblouissante, intemporelle et froide de l’autre rive. Par un réflexe absurde de révolte on voudrait pouvoir faire revenir la vie qui vient à la fois de se consumer et de s’échapper. Et notre âme en suspens voit avec effroi disparaître du moniteur les constantes sauvegardées jusqu’ici, absence amplifiée par un bruit strident continu. Corps et esprit viennent de s’enfuir, de leur fugue rien ne revivra plus. En quête d’immortalité, on voudrait pouvoir profiter du secret de la vie, consigné dans des protocoles médicaux. Peine perdue, dans le petit lit blanc immaculé comme un linceul, comme tout défunt venant de trépasser on ne trompe plus personne. En bon mourant, les traits creusés par la souffrance, on s’éteint pour oublier la dernière goulée d’air.

Pastiche de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

1 réflexion sur “La dernière goulée d’air”

  1. Cette nouvelle est un pastiche du texte de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

    La première gorgée de bière
    C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir… Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ca commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume puis lentement sur le palais bonheur tamisé d’amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait tout est écrit : la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l’amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut ; la sensation trompeuse d’un plaisir qui s’ouvre à l’infini…En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l’éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d’attente on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s’échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l’on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s’interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l’or pur et l’enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l’alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C’est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée.

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