La première goulée d’air

La première arrive dans un vagissement. La seconde déjà n’est plus qu’une tentative de résistance. Les suivantes, de plus en plus anodines, apporteront enfin l’accalmie avec un souffle silencieux d’une monotonie rassurante. La dernière, à moins d’un accident, affichera sans doute un simulacre de renoncement dans la déception de disparaître… Mais la goulée originelle! Cette grande goulue commence bien avant les alvéoles encore baignées de liquide amniotique. Par la bouche béante déjà la brûlure est annoncée, douleur accrue au contact des mucosités. Puis soudain l’air se fraye un passage dans la trachée encombrée, aspiration avide doublée de soulagement. Qu’elle s’annonce prometteuse, la première goulée ! On happe l’air dès la première seconde, avec une combativité pour ainsi dire désespérée. Toute la promesse de l’évènement réside dans la juste puissance de l’inspiration qui rend la naissance parfaite. La séparation brutale, accentuée par un braillement, un hurlement, ou un cri similaire n’est que le bouleversement annonciateur d’une destinée inconnue dont on espère tout, sans le comprendre encore.

Le plus remarquable est dans l’instant suivant. On referme enfin le gosier en s’assoupissant presque sur le sein maternel qu’on nous présente. On goûte et on palpe la douceur, le moelleux de cette peau gonflée, sucrée et chaude ; frémissement de la vie ainsi offerte qu’on respire enfin. L’instinct animal nous pousse à vouloir éterniser le moment prodigieux de la séparation et du lien qui viennent de se créer simultanément. Nous pressentons déjà la fierté de nos géniteurs ; ces parents tout absorbés dans la contemplation de ce nouvel être, ce prénom choisi à deux enfin personnifié, animé. Suit alors la terrible désillusion, mère et enfant peuvent ne faire qu’un, se répondre en écho, rien ne se répétera plus jamais. On aimerait conserver le souvenir de la vie embryonnaire intra-utérine, la graver dans notre chair, pour ne pas oublier ce miracle où l’un et l’autre vivaient une vie unique. Mais dans le petit couffin auréolé d’espoirs, on s’endort bientôt et devenu nourrisson, on donne le change avec notre respiration paisible et nos petits poings fermés. Quelle délivrance magique, sublimée : On naît pour avaler la première goulée.

2 réflexions sur “La première goulée d’air”

  1. Cette nouvelle est un pastiche du texte de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

    La première gorgée de bière
    C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir… Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ca commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume puis lentement sur le palais bonheur tamisé d’amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait tout est écrit : la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l’amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut ; la sensation trompeuse d’un plaisir qui s’ouvre à l’infini…En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l’éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d’attente on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s’échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l’on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s’interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l’or pur et l’enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l’alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C’est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée.

  2. Bonjour Natacha,
    Bravo pour ce texte magnifique ! Cet hymne à la naissance ! Cette première goulée d’air essentielle et vitale aspirée comme une grande goulue donnera la vie.
    Merci pour ce bon moment de lecture.
    Marie Christine

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