L’Ange déchu de la Pochée du Diable

Tout avait basculé deux ans plut tôt lorsque son père acheta la ruine voisine. Cette vieille masure devait leur permettre de voir plus grand : avec de nouvelles machines ils pourraient enfin diversifier la production familiale. Son diplôme en poche, Eddy comptait bien développer des produits de décoration pour leur nouvelle boutique au cœur du Sidobre : ce serait le granit dans tous ses états, du producteur au consommateur !

Telle une amulette, un crâne de mouton défendait la porte d’entrée. Dans l’unique pièce à vivre, il ne restait plus qu’une table bancale sur laquelle reposait cette boîte en fer blanc, comme une invitation. Elle contenait juste le carnet, en attente de son nouveau titulaire, comme s’il avait l’éternité devant lui. On pouvait y voir des notes mais aussi des cartes et des dessins, confiés par les occupants successifs de la maison. Il y était question de la « Pochée du Diable » et d’un monolithe. La maison avait été construite autour d’un bloc de granit conservé comme plan de travail. Telle une pierre philosophale sortie de terre, ce bloc était décrit comme magique : Les maladies s’évaporaient et la richesse pleuvait ! Mais comme les enfants gâtés, il en fallut plus aux premiers propriétaires. Le bloc fut découpé avec l’espoir d’une immense fortune à la revente. Et la malédiction se déclencha.

Le fractionnement du bloc inversa ses qualités prodigieuses et le malheur s’abattit d’un coup sur les détenteurs des fragments. Dans le Sidobre le granit était partout : selon la légende, les dieux avaient jeté des pierres un soir de colère sur cette petite région du Tarn. Sur cette terre de croyances, la nouvelle échauffa vite les esprits et chacun se précipita pour ramener sa part achetée à prix d’or. Plus personne ne voulut habiter cette maison. La nature reprit ses droits, le lierre et les ronces envahirent la place, puis l’oubli finit par s’insinuer dans les fissures des murs.

Seul ce carnet gardait la mémoire des lieux. Tel un fil d’Ariane, il s’était transmis d’un propriétaire à l’autre. Ce passage de témoin consignait les malheurs survenus comme les investigations poursuivies en vue de rompre le maléfice. L’espoir d’échapper à un sort tragique les avait liés par une sorte de filiation. Dernier de la lignée, son père vit d’abord la malédiction comme une histoire de sorcières d’un autre temps. Puis l’évidence s’imposa lorsque le destin déroula sa mise en scène : la mère et la sœur d’Eddy moururent dans un accident de voiture et les affaires commencèrent à péricliter.

Devenu le point de mire de l’impitoyable faucheuse, il revenait à son père de réunir les fragments du bloc. Tous, pas un de moins. La Pochée du Diable, un chaos à deux pas de l’atelier avait, selon les dires du carnet, le pouvoir d’annuler le sortilège. Il connaissait comme sa poche cette rivière où l’eau coulait sous des tonnes de rochers, dans un grondement de caverne et de fin du monde. Eddy l’avait accompagné en vue de chercher les morceaux du monolithe. Ils en dénombrèrent douze, facilement reconnaissables par leur forme et leur couleur, tous entassés au même endroit, au bord du chaos : Il en manquait un pour arriver au chiffre maudit, treize. Ils avaient bien la liste des acheteurs, mais depuis, la malédiction avait scié pas mal de branches à leurs descendances. La tâche pour retrouver la dernière pièce du puzzle s’annonçait ardue. Mais son père ne mit jamais la main sur le chaînon manquant et finit par s’épuiser dans cette quête.

En rentrant des obsèques, Eddy retrouva la boîte qu’il avait laissée sur la table avant de partir. Il ne put s’empêcher de relire ce carnet qui était à présent devenu sien. Une malédiction reçue en héritage… Il inscrivit son nom sur la première page, juste après celui de son père. La fatigue et l’abattement embuèrent son regard, le retour en arrière n’était plus une option possible. La nature imprévisible et dévastatrice de ce cygne noir infusait en lui un mouvement de révolte. Saisi par la violence de l’instant, il reçut l’avenir filial comme un défi. Sa réussite, il la devait à sa mère, sa sœur et son père. Un ailleurs impénétrable dont il avait en charge de briser le secret l’aspirait déjà : Oui, son instinct de vie surpasserait les puissances à l’œuvre dans ce cataclysme.

En rangeant la boîte, Eddy retrouva au fond du tiroir les champignons hallucinogènes séchés. Il en avait consommé une fois avec des copains, une lubie d’adolescents. Les sensations éprouvées alors affluèrent, il se souvint de ses sens aiguisés, décuplés, comme mis à vif. Il avait vu, entendu des choses irréelles avec une netteté, une densité que sa conscience avait admises comme tangibles. Il eut soudain la conviction de l’ignorant, et si c’était une piste ?

Eddy se retrouva à la Pochée du Diable, ses sens en fusion : Il pouvait voir les sons, entendre les couleurs, goûter l’air, toucher les odeurs et humer les textures. Une lucidité et une clarté émotionnelle s’empara de son esprit, il ne faisait plus qu’un avec cette nature sauvage. Il s’allongea au pied d’un chêne qui l’appelait. Son esprit s’immisça dans le gigantesque réseau de champignons microscopiques permettant aux arbres d’échanger des informations. Il faisait maintenant partie du wood-wide web. Comme une impulsion électrique, il circulait d’arbre en arbre par leurs racines interconnectées à la faveur de cette symbiose arboricole. Il faisait à présent partie d’un tout qui l’embrassait. Et puis soudain l’odeur d’une pierre l’attira, il sut que c’était elle : Le système racinaire s’affolait et transmettait des signaux d’alerte dans toute la forêt.

Quand Eddy mit la dernière pièce avec les autres, la forêt semblait calme mais il savait que ce n’était qu’une apparence. Un tumulte se jouait sous ses pieds. Tout-à-coup, il vit les fragments se dilater et se fondre, le monolithe reprenait vie en s’ébrouant. C’est alors que le visage de l’Ange-déchu apparut, sa chevelure de mousse et son nez crochu semblait dire à Eddy « Merci, tu peux t’en aller vivre ».

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