fantaisies juvéniles

L’appât

2 juin 1971

Aujourd’hui j’ai rencontré un drôle de monsieur. Je rentrais de l’école, et une voiture s’est arrêtée à côté de moi. Le monsieur qui conduisait m’a demandé si j’habitais le village. J’ai répondu oui bien sûr. Il cherchait un garage pour réparer sa voiture, il m’a dit. Il voulait que je lui indique le chemin pour y aller. Je lui ai expliqué, c’était facile. Mais il n’était pas d’ici, il trouvait ça trop compliqué alors il a proposé que je vienne avec lui pour le guider. Je suis montée dans sa voiture. Il souriait, il avait l’air gentil. Il m’a dit qu’il s’appelait Thierry et m’a demandé mon prénom. Et puis il a ajouté aussi, comme on se connaissait maintenant, on pouvait se faire la bise. Il conduisait mais ça ne l’a pas empêché de poser sa main sur ma cuisse et de tenter de m’embrasser sur la joue. J’ai trouvé ça bizarre, en plus il n’avait pas pris la route que j’avais indiquée. Et moi je voulais pas lui faire la bise. Alors, j’ai crié pour qu’il arrête la voiture mais elle roulait toujours. J’ai ouvert la portière quand même. Quand il a vu que j’allais sauter, il a freiné d’un coup et je me suis enfuie en courant. Alors il est parti comme un voleur. Je te jure, j’étais capable de sauter en marche ! En rentrant, j’ai raconté mon aventure à maman. Elle a rien dit. Il était drôle quand même ce monsieur.

– Décidément cette gamine me fatigue! Songea la mère en préparant le dîner.

En rentrant de l’école, sa fille lui avait encore raconté une de ses histoires à dormir debout. Elle inventait souvent des intrigues, démêler le vrai du faux de ses extravagances était un jeu de piste. Elle était sacrément douée pour vous emberlificoter. Comme si ses deux frères ne suffisaient pas…

– Qu’est-ce qu’elle a encore fait comme sottise? se demanda-t-elle

Mais tant de détails aussi précis la troublaient tout de même.

– Et s’il y avait du vrai au fond dans ces élucubrations? Une R16 verte, un médaillon émaillé avec un dessin égyptien, suspendu au bout d’un cordon en cuir au rétroviseur, le petit chien en peluche sur le tableau de bord, …

Elle avait toujours eu le sens de l’observation cette drôlesse, et le nez fin aussi : elle avait su lui décrire le parfum de cet homme, une odeur citronnée de bergamote. La description de cet individu ne lui évoquait personne. Les cheveux bruns mi-longs ondulés, avec une fossette au menton et une fine moustache, les yeux noirs en amande un peu tristes… Pourtant tout le monde se connaissait ici, au moins de vue, même sans se dire bonjour.

– Peut-être vaudrait-t-il mieux aller à la gendarmerie ? On ne sait jamais, d’autres fillettes ont pu rapporter une histoire semblable…Oui c’est décidé, je vais en parler à son père et j’irai me renseigner demain matin.

L’horloge venait de sonner 21 heures, chacun vaquait à ses occupations après le repas. Le père s’assit à son bureau, comme tous les soirs. Des statistiques à finir pour son travail. Il fallait que tout soit terminé le lendemain matin pour les derniers réglages du nouveau laminoir de l’usine…un sacré projet dont il était responsable. Mais il avait encore en tête la discussion avec sa femme en sortant de table. Leur fille lui avait raconté une drôle d’histoire à propos d’un homme en voiture et sa femme voulait aller à la gendarmerie.

– À quoi bon alerter tout le monde ? lui avait-il répondu. Après tout, il ne lui est rien arrivé. Et puis ça va encore faire des gorges chaudes à l’usine si on parle de la fille de l’ingénieur en chef …ce n’est vraiment pas le moment, ma promotion est pour bientôt !

Évidemment sa fille, sa fierté, savait se mettre dans des situations parfois périlleuses, mais c’était l’apprentissage de la vie. Pour sûr, elle tenait de lui : une aventurière, comme lui à son âge, toujours à faire les quatre cent coups, à cogiter sans cesse quelques facéties. Il lui avait bien sauvé la vie une fois quand elle s’était mise en tête de casser la glace de l’étang près de la maison. Il l’avait pourtant prévenue, mais elle ne l’avait pas écouté…Crac !…Plouf ! Le bruit sourd l’avait aussitôt alerté, il avait accouru et déjà elle était en train de se noyer, complètement tétanisée par le froid glacial de l’eau. Il s’était mis à plat ventre et l’avait tirée vers le bord. Plus de peur que de mal, il ne l’avait même pas grondée, elle avait pris une bonne leçon. Oui elle tenait de lui et maintenant il avait confiance en elle. Mais comme d’habitude, sa mère ferait ce qu’elle veut.

50 ans déjà…Je viens juste de refermer mon journal retrouvé dans une malle au fond du grenier. C’est un petit carnet d’écolier vert avec mon nom sur la couverture. L’écriture à la plume est fine et appliquée, sans rature. À sa lecture, les souvenirs affluent.

Ce journal était le confident de mes fantaisies juvéniles, l’amie que je n’avais pas. J’y commentais tout ce qui me passait par la tête, j’étais déjà bien délurée pour mon âge. Troisième de la fratrie, non désirée, ma mère avait décidé de s’économiser à mon égard. Dès la maternelle, elle décida que j’irai seule à l’école et c’est ainsi que du haut de mes trois ans, je devins autonome. La messe était dite. A l’époque, à défaut d’internet, on ne parlait pas de pédophilie. Ces prédateurs solitaires pratiquaient leur perversité en errance, au gré des opportunités. À neuf ans, j’avais déjà la notion du danger: mon intuition m’avait soudain dicté de m’enfuir, à tout prix. J’avais relaté les faits à ma mère, avec l’impression qu’elle m’écoutait distraitement, comme d’habitude. Quelques années plus tard, elle m’avoua avoir prévenu le lendemain la gendarmerie malgré les réticences de mon père. Ils en avaient longuement discuté tous les deux. En fait, ce pédophile avait déjà sévi dans la région et était recherché depuis longtemps. Mon quotidien resta le même et je continuai d’aller à l’école seule. Cependant, un fourgon me suivit matin et soir, à mon insu, sur le trajet. Tel un appât au bout de la ligne, je devais paraître naturelle. Mais le poisson, déjà ferré, ne mordit plus jamais à l’hameçon.

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