Le royaume des ombres (6 à 8 ans)

Notre école des ombres est spéciale. Nos parents nous y inscrivent pour qu’on devienne sages comme des images… Ou plutôt comme notre image, enfin je veux dire notre ombre. Il y a des projecteurs partout, dans la classe et même dans la cour. Comme ça, elle peut toujours veiller sur nous, même en hiver quand la nuit tombe ou qu’il n’y a pas de soleil.

Je suis ici depuis trois ans. Je m’y suis fait de bons amis, bien sûr avec leurs ombres, eux aussi. Comme il y a peu d’élèves, nous sommes tous regroupés dans la même classe : les CP (Classe de Politesse), les CE (Classe d’Empathie) et les CM (Classe de Modestie). C’est pratique : quand on n’a pas compris quelque chose une année, on peut le revoir dans la classe d’après.

Comme tous les jours, je me suis assis ce matin près de Léa, ma meilleure amie, en CE2 comme moi.

– Enzo, où as-tu mis ton ombre ? S’est-elle exclamée en regardant autour de ma chaise.

Surpris, je me suis tortillé dans tous les sens. Léa avait bien raison, je ne la voyais nulle part !

– Mince, je me suis dénombré, comment je vais faire ?

En nous entendant, le maître s’est approché.

– Enzo, dénombré s’applique aux nombres pas aux ombres…

Puis il reprit d’un air grave, comme si j’étais puni :

– Tu ne peux pas rester ici sans elle. Tu dois aller la rechercher au Royaume des Ombres.

Ce nom me terrifiait. On s’est regardé Léa et moi avec des yeux ronds, je me sentais bête.

– Mais comment on y va ?

Le maître me demanda de le suivre. Tous les regards se sont braqués sur nous, même les ombres étaient penchées dans notre direction. Après avoir traversé la cour, il m’a montré un bâtiment jusque-là interdit.

– Ce royaume est là.

Il a sorti une clé de sa poche et l’a tournée dans la serrure de la porte. Après plusieurs craquements, le lourd battant s’est entrouvert. C’était un endroit sombre comme un cachot. On ne voyait rien. J’étais pétrifié.

– Tu dois entrer et ensuite tu verras, tu finiras par la retrouver.

Comment fait-on pour retrouver son ombre dans le noir ? Je n’en menais pas large, mais je me suis quand même glissé à l’intérieur. Dès le seuil franchi, la porte se referma d’un coup derrière moi dans un grand bruit sinistre. Je fus soudain aveuglé par une lumière blanche et brillante.

– Qui es-tu ? Me demanda une petite voix.

Je n’arrivais pas à distinguer qui me parlait. Mais tout à coup, la pièce s’éclaira complètement et j’ai pu voir une petite fille avec plein d’ombres autour d’elle. Des grandes, des petites, des grosses, des fines… Il y en avait de toutes sortes. Je n’en avais jamais vues autant pour une seule personne.

– Je m’appelle Enzo, j’ai perdu mon ombre et je suis venue la rechercher ici.

Elle se mit à rire et s’exclama :

– Bonjour Enzo, je suis Lily et pour ma part je les collectionne ! Ou plutôt non… Je les vole. Je ne peux pas m’en empêcher. Je suis ici pour les rendre à leurs propriétaires. Mais je ne me souviens pas avoir volé la tienne !

Ça m’aurait pourtant bien arrangé que Lily la voleuse me rende mon ombre toute de suite… Fouiller ce royaume pour la retrouver ne me disait rien de bon.

– Ça fait longtemps que tu es ici ? Lui ai-je demandé.

– Oh oui, plusieurs mois. J’avais beaucoup d’ombres à rendre tu sais… Il m’en reste huit dont les maîtres ne sont pas encore venus.

Elle m’expliqua qu’elle connaissait tout le monde ici. Elle accueillait en effet tous les nouveaux arrivants, au cas où ils seraient propriétaires d’une de ses ombres “empruntées”.

Lily me présenta à ses amis du moment : d’abord Chloé qui voulait se débarrasser de son ombre dont elle avait peur, puis les jumeaux qui avaient vendu les leurs au diable. Depuis, ils étaient condamnés à vivre loin de la lumière pour masquer cette anomalie. Il y avait enfin Axel qui essayait de courir plus vite que la sienne, sans jamais parvenir à la semer. Ce dernier me questionna :

– Quand as-tu perdu ton ombre ?

– Je ne l’ai plus depuis ce matin. Tu crois que ça va être long pour la retrouver ? Demandai-je avec une pointe d’angoisse.

– Ben, ça dépend… En quelle classe es-tu ? Me répondit-il.

– CE2…

– Empathie, seconde année : ça devrait être plutôt rapide, conclut Axel d’un air sûr de lui. Lily et les jumeaux acquiescèrent.

– Tu veux pas prendre la mienne ? Tenta timidement Chloé

Ça résoudrait bien sûr mon problème, mais j’ai dû refuser. Mon école n’accepterait jamais un élève vivant dans l’ombre de quelqu’un d’autre. Pourtant, je me demandai bien comment j’allais faire pour récupérer la mienne. Soudain, Lily s’écria :

– On va t’emmener au bureau des ombres perdues, ils devraient l’avoir !

La petite troupe me fit traverser une forêt lugubre. On devinait des ombres se glisser en cachette entre les arbres derrière nous. Axel partit en courant vers elles comme un chien dans un jeu de quilles : elles s’enfuyaient dans tous les sens.

– N’aie pas peur, me dit Lily, leurs maîtres sont morts et depuis elles errent ici. Elles nous tiennent compagnie, tu verras, elles sont inoffensives ! Axel adore les embêter…

On finit par arriver devant un guichet où attendait un vieux monsieur, habillé en noir. Lily lui expliqua mon problème. Sans un mot, il disparut derrière son comptoir. Quelques minutes plus tard, il revint avec un panneau sous le bras.

– Tiens, me dit-il, il me semble que c’est la tienne sur cette peinture…

Je n’en revenais pas : On aurait dit mon portrait mais en costume de marin avec un chapeau et une drôle de coiffure. J’avais l’air d’une fille. Il avait dû être peint bien avant que je sois né… Ce ne pouvait pas être moi, mais cette zone sombre sur le sol : je la reconnus de suite, oui c’était bien celle que je cherchais ! Immédiatement, elle m’emboîta le pas, on était drôlement contents de se retrouver tous les deux.

–  Mince, il n’y a plus d’ombre au tableau du coup… Dis-je

Cette fois Chloé sauta sur l’occasion, déterminée à se débarrasser de celle qui la terrorisait :

– On va y accrocher la mienne !

Plus facile à dire qu’à faire… Mais c’était une occasion inespérée pour les jumeaux de tenter une bonne action pour racheter le salut de leur âme. Ils en avaient assez de jouer aux fantômes. Après bien des tentatives, ils arrivèrent à la fixer sur mon portrait. Chloé vivrait sans ombre, mais enfin rassurée.

Sans dire un mot, le vieil homme qui avait assisté à la scène, disparut de nouveau. Il revint quelques secondes plus tard.

– Les garçons, j’ai là deux ombres qui se sentent un peu seules…

– Hey, mais ce sont les nôtres ! s’exclamèrent les jumeaux en cœur.

Décidément, ce lieu était incroyable. Chacun ayant obtenu ce qu’il cherchait, on retourna finalement vers la sortie. L’heure de la séparation était arrivée, mais je ne repartais pas seul : les jumeaux pouvaient maintenant affronter la lumière.

Chloé, Lily et Axel étaient bien sûr contents pour nous, mais on voyait bien qu’ils étaient tristes à l’idée de nous voir partir. Ils n’avaient pas tant de visites que ça pour les distraire.

Lily nous embrassa avant de nous laisser sortir :

– C’est dommage que vous partiez… Mais je suis heureuse pour vous. On ne devrait jamais être l’ombre de soi-même !

Elle nous poussa dehors et on s’est retrouvés dans la cour, en pleine récréation, éblouis par le soleil. Léa accourut vers moi en me voyant :

– Enzo ! ça y est, tu l’as déjà retrouvée ? J’ai eu tellement peur pour toi !

Je me suis senti soudain très fier et je lui ai présenté mes nouveaux amis. Les élèves s’agglutinèrent autour de nous : ils voulaient tous savoir comment était ce royaume. J’avais plein de choses à leur raconter, sans l’ombre d’un doute, ils allaient adorer mon histoire !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *