Le saut du secret

Avec son allure sportive et son bagou charmeur, Marcel captivait les femmes et gérait sa vie amoureuse en jongleur : Babs et Els jouaient l’alternance. En fait, elles s’appelaient toutes les deux Els, Yin et Yang du même prénom. Pragmatique, il avait surnommé la plus jeune « Babs » et aménagé son planning : L’une le vendredi, l’autre le samedi. Seule Babs savait pour ce « ménage à trois pas tout à fait officiel », l’autre Els en revanche l’ignorait.

Boudinée dans ses vêtements trop justes et avec ses yeux mélancoliques, Babs aurait pu être jolie, plus mince, plus gaie. Marcel l’avait tout de même séduite lors d’un week-end de saut en parachute. Alors débutante, ce quasi-professionnel s’était montré attentionné à son égard. Il lui avait murmuré des mots tendres qu’elle n’avait jamais entendus. Depuis, ils partageaient une nuit par semaine mais Marcel étreignait son corps massif à la va-vite, sans inspiration ni conviction. Babs sentait bien qu’elle n’était qu’une liaison sans avenir, un simple passe-temps. Elle avait conscience qu’elle passerait toujours en second, pourtant elle restait avec lui… sans trop savoir pourquoi : Par manque de confiance en elle ? Pour suppléer la figure de ce père disparu si tôt?

Els c’était autre chose ! Marcel l’avait rencontrée plus tard au club de parachute. Tel un tsunami, elle l’avait submergé : Entrée comme un tourbillon dans sa vie, bouillonnante de vie, radieuse et solaire, elle l’avait envoûté dès la première minute. Il avait de suite su et ressenti dans sa chair qu’il venait de trouver sa complétude qui lui manquait jusqu’alors… Toutefois Els était mariée. Oh certes, c’était un couple moderne, chacun de son côté le week-end et les enfants chez leurs grand-parents. Mais en fin de compte, Marcel connaissait les mêmes frustrations que Babs en partageant l’amour de sa vie, lui qui aurait tant voulu connaître avec Els ces petits moments anodins qui construisent un futur commun.

Comme d’habitude, Babs avait rejoint Marcel chez lui le vendredi soir pour y passer la nuit. À vingt-deux heures, ils étaient sur le point de se coucher quand on sonna à la porte. Ils se regardèrent, surpris d’une visite inattendue si tardive. Quand Marcel ouvrit, Els surgit avec son sourire toujours aussi désarmant, ses yeux vifs et espiègles.

– Surprise ! J’ai pu me libérer un jour plus tôt cette semaine !

Sans même attendre de réponse, elle se jeta sur lui pour l’embrasser fougueusement en se frottant à lui, féline. En retrait, Babs observait avec amertume l’étreinte de ces deux tourtereaux plus âgés qu’elle de vingt ans. Non contente d’obtenir les faveurs de son amant, sa rivale venait lui voler son unique moment d’intimité ! Elle sentait bien que cette intrusion imprévue gênait Marcel. Mais ça ne l’empêchait pas, semblait-il, de répondre avec plaisir à ces démonstrations amoureuses.

Els se détacha enfin de Marcel, sans se montrer surprise de voir son amie chez son amant. Leur passion commune du parachute les avait tous trois rapprochés. Elle rentra aussitôt dans l’appartement sans même prêter attention à leur silence gêné. Marcel, encore sous le coup de la surprise, la contempla tandis qu’elle déposait ses affaires et son parachute dans le salon. Insouciante et vive, elle l’entraîna sans plus attendre dans la chambre, laissant Babs dans le salon.

– Allez Viens, j’ai envie de t’avoir pour moi toute seule !

En riant ils refermèrent la porte de leur alcôve qui claqua comme une gifle. Dans l’improvisation la plus totale, elle dut céder sa place sans rien dire. Els n’avait même pas eu un mot pour elle, cette ignorance la rendait cruellement invisible. Babs les entendit plaisanter, devinant déjà leur excitation grandir. Bouillonnante de rage, elle déplia la canapé dans lequel elle allait devoir se résigner à camper pour la nuit.

La finesse des cloisons lui révéla qu’Els était aussi exubérante dans l’intimité que dans la vie. Quand elle faisait l’amour avec Marcel, Babs restait silencieuse. Elle avait toujours trouvé vulgaire ces femmes qui extériorisaient leur plaisir à grands cris et petits gémissements. Et là c’était un véritable feu d’artifice – Ils pourraient quand même être un peu plus discrets ! Elle essaya de ne pas les imaginer dans la ferveur de leurs effusions charnelles, mais ce fut plus fort qu’elle. Et pour la première fois, Babs se sentit prise au piège dans cette relation triangulaire. Elle aimait pourtant Marcel mais il se comportait mal, il aurait dû avouer leur liaison à Els dès le début. Ce n’était pas juste. Après leurs ébats débridés, Babs les entendit traverser tour à tour le salon pour aller aux toilettes. Au comble de l’exaspération, imaginant sa revanche, Babs fit alors semblant de dormir.

Le lendemain, n’en pouvant plus de cette poussée d’adrénaline nocturne, elle déboula dans la chambre comme un bouchon de champagne et sauta sur le lit où Els et Marcel dormaient encore :

– Debout les cœurs, si vous voulez vous envoyer en l’air, le ciel vous attend !

Elle se sentait étrangement en pleine forme. Eux en revanche, avaient du mal à émerger. Marcel se demanda quelle mouche l’avait piquée : Babs se montrait surexcitée, exaltée et cette intrusion aussi déplacée que soudaine gêna les deux amants, nus sous les draps.

– Merde…Babs ! grogna-t-il

Après ce réveil brutal, ils prirent le petit déjeuner, attrapèrent leurs parachutes dans le salon et se rendirent au club. C’était une journée magnifique, idéale pour sauter. Le week-end précédent, la météo les avait cloués au sol. Mais cette fois-ci le soleil s’annonçait et ils s’en réjouissaient à l’avance.

Ils firent un seul saut : Au procès, les jurés visionnèrent les images que la caméra embarquée sur le casque d’Els avait enregistrées : le bleu du ciel, l’avion, Marcel, encore le ciel. Un flottement puis des mouvements de plus en plus forts. Des saccades, les cordes emmêlées. Le sol, à nouveau les cordes, qui claquent. Le hurlement du vent dans le micro, puis soudain un bruit, violent. Et pour finir, le silence qui rendit fou Marcel.

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