Ne plus jamais laisser passer notre tour

On vient juste de se quitter à nouveau mais je sais qu’on se retrouvera un jour… Comme lors de nos premières retrouvailles où à ma grande stupeur, tu refis surface à l’automne de ma vie, tel un tsunami surgi du passé :

Les deux syllabes de mon prénom prononcées au bout du fil me suffirent à identifier instantanément cette voix chaude, grave et vibrante que je n’avais plus entendue depuis cinquante ans. Celle-la même qui m’avait habitée si longtemps, m’emplissant de ses sonorités comme une caisse de résonance. Et puis le bruit de la vie avait couvert la voix du silence qui avait finit par se taire.

Pour toute réponse, j’aspirai ton prénom en retenant mon souffle, sans oser y croire. Ton appel si longtemps espéré était inattendu : tu m’avais retrouvée, au hasard d’une connaissance commune. En l’espace d’un instant je retrouvai mes vingt ans : ni ride, ni douleur, ni poignée d’amour. Toi mon amant clandestin, mon amour dissimulé, tenu secret… Exilé mais pas oublié après toutes ces années. Le ravissement de notre unique week-end afflua comme si nous nous étions quittés la veille : Ces trois jours passés à Porto sur des airs de Fado, à s’embrasser en godinette, rire, chuchoter, se répéter que nous étions faits l’un pour l’autre, sans rien nous promettre de peur de tout gâcher. Un amour en aparté, sans remettre en cause nos vies déjà toute tracées : c’était juste toi et moi, entre passion et interdit. Trois petites journées pour une éternité.

Puis mes souvenirs radieux se voilèrent : Ce dernier baiser qui avait fini par sécher telle une fleur coupée, mon corps déserté sans bruit par tes lèvres et tes mains, la trace de tes dents au creux de mon cou, blessure insolite de nos amours réprouvées. Puis ma douleur, lorsque ta voix avait tremblé, ton regard un peu embué, à l’heure du départ à l’aéroport. Nous venions juste de claquer la porte à nos rêves. On s’était laissé partir l’un l’autre pour éviter de faire le bilan de notre usure, de nos faiblesses ou de nos blessures. Avant que notre quotidien ne tourne en rond ou mal ou plus du tout. Nous avions découvert comment nous aimer. Il nous fallait aussi apprendre à nous dés-aimer en maudissant ces sentiments voués à l’oubli, à marquer le temps et à le regarder passer jusqu’à étouffer l’écho de notre histoire.

Devinant probablement mon émotion à mon silence, tu te hasardas à évoquer la possibilité de se revoir. Sans hésiter une seconde, je te proposai de nous retrouver le soir même de peur que tu ne changes d’avis. Deux heures plus tard, je t’attendais sans arriver à reconnaître la sensation que cette perspective suscitait en moi. Une ivresse m’emportait au point de presque anéantir toute émotion. Je comprenais parfaitement la nature de l’élan qui m’avait poussée à accepter ce rendez-vous : Une pulsion vitale me donnant l’impression vertigineuse de n’avoir plus rien à perdre.

Et enfin tu arrivas. Je découvris tes cheveux grisonnants et tes sourcils broussailleux. Ton regard, toujours aussi doux, n’avait pas changé. Ta silhouette un peu épaissie t’allait plutôt bien, te rendait moins austère. Nous étions gauches, ne sachant quoi faire de nos vieux corps devenus inaptes aux plaisirs de l’amour… Des jouvenceaux totalisant à eux deux plus d’un siècle et demi ! Et puis le miracle : Ces cinquante années effacées en un éclair au premier effleurement. Nous retrouvâmes, intacte, la violence de l’attraction magnétique que nous exercions l’un sur l’autre, ce tourbillon de désir refoulé, de trouble et de culpabilité qui nous avait submergés à l’époque. Puisqu’on devait s’aimer autant, pourquoi avoir perdu toutes ces années ? Il nous fallait dès lors rattraper le temps perdu, avec toute l’ardeur et l’impétuosité de notre jeunesse disparue!

Ce fut tout-à-coup l’heure du berger. Pétris des caresses de nos amours adultérines et passagères, nos corps se souvenaient des parfums de l’autre. On était fait pour s’attendre, s’éprouver, se retrouver, se sentir, se reconnaître. Le temps pressait : Nous étions désormais libres de toute espérance, illusion ou interdit. Le peu de vie qui nous restait, une éternité au regard de toutes ces années égarées, réveillait et rafraîchissait nos sens.

La douceur de nos étreintes passées affleura à nos épidermes. Ce fut comme l’éruption d’un volcan trop longtemps éteint. Notre passion mise en sommeil pouvait enfin reprendre des allures libertines… Nous réinventâmes notre vocabulaire amoureux en écoutant « Les nuits d’une demoiselle ». Ce petit chef d’œuvre d’inventivité friponne si délicieux à mettre en pratique… Nous serrer sans un mot, enrouler nos corps à demi-nus, ouvrir à nouveau les pores de notre peau, faire feu de tout bois pour incendier la nuit jusqu’à l’aube frissonnante ; enfin connaître nuits divines et rêves éblouissants sans limite, enflammer nos carcasses usées et nous concentrer sur le plaisir de nos zones érogènes, mettre de la pudeur sur nos désirs, apporter de la tendresse à nos noces érotiques désespérées et tardives… Nous avions juré de ne plus jamais laisser passer notre tour !

Nos retrouvailles furent voluptueuses et charnelles, il ne pouvait en être autrement, même à nos âges. Notre mariage fut rapidement une évidence, on s’aimait trop pour faire semblant : il nous fallait vivre en prenant des raccourcis et en coupant les virages, notre route était courte.

Et puis ce matin, tu as décidé d’être le premier à prendre ton envol pour l’aventure dans le grand silence. Tu es parti pour de bon, mais cette fois nul besoin de tenter de t’oublier. Je vais bien sûr devoir apprendre à lécher le miel sur l’épine, je m’y étais préparée depuis longtemps. J’ai alors passé ma main dans tes cheveux, sur ton visage pour te dire que je t’aimais au-delà des usages. Mais ça, tu le savais déjà. Ce soir, ton absence envahissant mes pensées m’a décidé d’écrire notre histoire, pour ne pas l’oublier: que pourrais-je t’offrir de mieux que cette biographie, épitaphe de notre bonheur et promesse de nos prochaines retrouvailles ?

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