Une vocation regrettable

Tonio se réveilla dans une chambre inconnue. La jeune femme rencontrée la veille, dormait toujours. Il se leva avec encore plus de difficultés que d’ordinaire : La soirée arrosée dans cette auberge au bord de la mer avait laissé des traces. Il maugréa contre ce corps qui ne répondait plus comme avant. Depuis quelques temps, épuisé par toutes ses missions, il se sentait abattu et désabusé. Mais pour l’heure, ses coéquipiers devaient sûrement le chercher partout…Il lui restait juste assez de temps pour rejoindre la base où ils l’attendaient pour sa dixième mission, sans doute la dernière. Ensuite ? Il avait bien peur de devoir rester cloué au sol. Tonio savait que tout jouait contre lui à commencer par son corps meurtri, usé par les milliers d’heures de vol. Après plusieurs accidents, il avait des difficultés à lever le bras gauche. Ses addictions à l’alcool et aux médicaments qui en résultaient, l’avaient même un temps évincé des tarmacs : Interdit de vol purement et simplement ! Mais ne supportant pas de rester éloigné des avions, Tonio avait fait le siège de l’état major qui avait cédé en le faisant réintégrer à cette base Corse en juillet. Une petite victoire. Devenu à quarante-quatre ans le doyen des pilotes de guerre, il faisait l’admiration des jeunes aviateurs et finalement ça ne lui déplaisait pas de devenir une légende. Il était cassé, mais toujours debout, vivant.

Tonio devait effectuer ce jour-là une reconnaissance au-dessus du Dauphiné. Il débarqua au mess, non rasé et le regard fatigué. Devant son café, l’esprit encore embrumé des vapeurs d’alcool, il resta silencieux. Arrivé sur le tarmac, il vit de loin son Lightning qui l’attendait. Cet avion de reconnaissance, seulement équipé d’appareils photographiques, était la toute nouvelle version blindée avec des réservoirs supplémentaires permettant de plus longues missions. Tonio avait appris à piloter sur de vieux coucous et voilà qu’on lui confiait la formule 1 des avions ! Une bien belle machine…Mais en vérité le cockpit étroit faisait souffrir un peu plus sa pauvre carcasse déjà malmenée.

De l’autre côté de la Méditerranée, sur la base de Marignane où il était en poste depuis deux semaines, Horst s’était levé lui de bonne humeur. Il avait réussi toutes les missions qu’on lui avait confiées jusque là. Quand il volait la-haut il se sentait indestructible. En dépit de sa vingtaine toute fringante, il avait toute la confiance du commandement : c’était déjà un as du manche qui montrait toutes les qualités d’un pilote aguerri. Finalement la guerre lui avait permis de réaliser son rêve : voler. Il était fait pour ça. Fier d’avoir descendu plusieurs avions ennemis, il comptait bien ne pas en rester là. Dès qu’il s’agissait de défendre le secteur occupé, Il se portait toujours volontaire. Et ce matin-là, ce chevalier du ciel avait envie d’en découdre, Horst était impatient de partir en mission.

Deux hommes aidèrent Tonio à enfiler sa combinaison épaisse et son parachute. Une fois installé dans la nacelle exiguë, ses épaules de géant coincées dans l’habitacle, il se sentit engoncé et terriblement inconfortable. Il décolla avec six heures de carburant devant lui. De quoi faire sa reconnaissance, prendre les photos et revenir à la base pour le déjeuner. Une mission de routine, même s’il savait qu’aucune n’était anodine, les risques étaient bien réels, on était en guerre. Les conditions météorologiques furent cependant plus mauvaises que prévu et il dut renoncer à la mission planifiée. Mais au lieu de rebrousser chemin et malgré la fatigue accumulée il décida de survoler la zone de Marseille, afin de faire des repérages pour le débarquement en Provence en août. S’il arrivait à prendre des photos, elles seraient très utiles pour les alliés. Il prenait des risques il le savait, et sans être suicidaire, il était parfois inconséquent : à la manière des enfants il se moquait souvent de la sécurité. Cette fois, Tonio voyait surtout là une occasion de finir en beauté.

Son avion fut rapidement repéré par les radars allemands. Prêt à intervenir à la moindre alerte, Horst décolla aussitôt pour une mission d’interception. Il tourna un long moment au-dessus de la Méditerranée sans succès. Il allait regagner la base de Marignane quand il vit enfin le Lightning volant vers Marseille. Il se demanda ce que venait faire ce type seul dans ce secteur occupé par l’ennemi. Il fallait être fou pour s’y aventurer. On aurait dit un vol d’amateur, l’avion évoluait bizarrement, le nez dirigé vers le bas en direction de la côte, allant de-ci de-là, en décrivant de larges courbes, comme un insecte butinant dans les calanques. D’ordinaire, les Lightning volaient beaucoup plus haut pour prendre des photos, vers dix-mille mètres. Volant beaucoup plus bas et ne se souciant même pas de lui… Il pouvait n’en faire qu’une bouchée !

– Mon gars, si tu ne fous pas le camp, je vais te canarder ! Se dit Horst.

Il le laissa accomplir un arc de cercle, et vira à son tour, pensant qu’il déguerpirait. Il était toujours réticent à abattre un avion de reconnaissance, non armé. Mais c’était la guerre. Toujours pas de réaction, il plongea dans sa direction. Au lieu de tirer sur le fuselage il visa les ailes et le toucha. Le zinc partit en chandelle et s’abîma aussitôt en piqué à une vitesse effroyable. Quand il s’écrasa en mer, Tonio ne tenta même pas de sauter. Horst fut déçu : ni épave, ni témoin, l’avion abattu ne serait pas comptabilisé à son tableau de chasse officiel.

Peu de temps après son retour à la base, la nouvelle de la disparition d’Antoine de Saint-Exupéry tomba. Horst resta sidéré. Dans sa jeunesse, il avait dévoré les livres de l’écrivain qui savait admirablement décrire le ciel, les pensées et les sentiments des aviateurs. Son œuvre avait suscité sa vocation de pilote, comme beaucoup de ses compatriotes d’ailleurs. Il adorait le personnage, s’il avait su, il n’aurait jamais tiré. Non, pas sur lui : pour l’armée allemande Saint-Ex était sacré, le pilote à ne pas abattre.

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