Une nuit en héritage

La théorie de Galois

J’allume la lampe à huile posée sur la table près de mon écritoire, des ombres dansent subitement sur les murs. Je ne peux m’empêcher de trembler malgré la chaleur. J’ai peur, foutu duel…je ne sais pas manier le pistolet, il est trop tard pour apprendre. Je pressens le pire à l’aube, est-ce juste de mourir à 20 ans ? Pourquoi ai-je eu le malheur de m’enticher de cette infâme coquette ? Je reconnais qu’elle m’a bien berné et ma crédulité m’oblige maintenant à défendre son honneur. Ce sont probablement mes dernières heures, personne ne peut plus rien pour moi. On ne devrait jamais savoir sa fin proche… Je me refuse de penser que ma vie n’a servi à rien ! Il me faudrait transmettre au moins mes idées les plus abouties, ce travail ne doit pas avoir été vain. Mais il reste si peu de temps, je suis désespéré, je n’y arriverai jamais.

J’aurais voulu partager mes découvertes, laisser mon empreinte, pour l’éternité ou au moins pour les générations à venir. Annoter mes manuscrits, expliquer ce qui peut l’être, mettre en avant mes arguments : c’est tout ce que je peux faire en si peu de temps. J’ai la peur au ventre, pourtant je sens le sommeil m’envahir, mon corps me trahit…Il me faut tenir à tout prix. Les larmes me montent aux yeux, j’ai de plus en plus de mal à relire mes écrits. Je peine à me concentrer, il faut malgré tout éclaircir mon raisonnement. Je n’avais pas prévu de les faire lire dans cet état… Je me rends compte que je ne pourrai pas développer comme je le voudrais : contraint, j’inscris à la va-vite dans la marge « Je n’ai pas le temps ».

Mes condisciples doutent de l’existence d’une solution à l’objet de mon travail : trois cents ans d’efforts n’ont pas suffi aux mathématiciens pour la trouver. Cette entreprise a occupé toutes mes pensées pendant trois longues années. Je sais maintenant qu’elle existe et je veux leur prouver qu’ils ont tort. Je ne dois pas laisser mes détracteurs avoir raison de ma postérité. Je devrais détailler mes propos et clarifier ma théorie : le destin en a décidé autrement. On critiquera à nouveau mon manque de clarté. Mais j’espère que mes dernières heures fourniront matière à réflexion à mes condisciples, qu’ils trouveront profit à déchiffrer ces gribouillages. Je me suis souvent hasardé dans ma vie à avancer des propositions dont je n’étais pas sûr. Mais j’ai longuement mûri ces recherches et il me semble tenir là quelque chose d’important. Moi, Évariste Galois, aurais pu accomplir tant de choses à leur côté, ce duel est tellement absurde! Le sort ne m’aura pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom.

Je suis anéanti, dans à peine une demie-heure j’ai rendez-vous avec mon destin au bord de ce maudit étang. Que Dieu me vienne en aide, je n’ai pu apporter ma pierre à l’édifice des mathématiques. Je dois à présent me résigner à laisser en l’état mes manuscrits. Ma mère, je pense à vous en ces derniers instants, pardonnez-moi ce que je vous fais endurer. Je suis trop jeune pour mourir, que mon œuvre me survive !

1 réflexion sur “Une nuit en héritage”

  1. La nouvelle instant échappe en partie aux règles de la composition des histoires. Le texte s’organise autour d’un instant choisi en fonction de son intensité, de son unicité et de son originalité. Il s’agit le plus souvent d’une rupture, d’une crise, d’une évolution, d’une révélation, d’un basculement, d’une prise de conscience, d’un moment qui marque de son sceau une destinée. Il peut être aussi question d’un moment anodin qui va entraîner une série de conséquences imprévisibles, fâcheuses, inattendues.

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