Un vilain petit canard

« Ton père est un canard » dit ma mère sans lever les yeux vers moi, comme si elle se parlait à elle-même, dans un monologue dont elle était familière. Je songeai avec malice, qu’à une sonorité près, j’aurais choisi un autre terme pour le décrire… Elle continua, la tête toujours baissée sur ses mots croisés, –…un canard…tout glisse sur lui ! » J’imaginai alors mon père, élégant colvert plongeant la tête dans l’eau, le corps à la verticale, pattes palmées gigotant frénétiquement en l’air, le plumet de la queue en guise de balancier, pour se redresser d’un coup, de petites billes liquides roulant sur ses plumes scintillantes. Cette vision me fit sourire. Je compris parfaitement ce qu’elle voulait dire.

Une sacrée carapace, le plumage de mon père. Une carapace forgée dès son adolescence, à la mort de ses parents, quand il lui fallut apprendre à vivre seul. L’adversité vous façonne comme un bloc d’argile. Une douce cuirasse devenue son espace vital, sa bulle étanche. Il peut rester des heures, concentré à gribouiller des symboles sur un bout de papier. Rien ne peut le distraire d’un problème algébrique. J’ai hérité de lui ce pouvoir de concentration : nous sommes inoxydables, chacun à notre façon. Ah ! ces mathématiques, la tare de la famille ! Pour certains elles tiennent du génie, Mozart du théorème, pour d’autres, à mon instar, juste un don sacrifié sur l’autel de la rébellion adolescente. Je n’imaginais pas encourager cette singularité parentale. De mes deux frères, seul l’aîné a suivi cette voie impénétrable. Mais pourquoi tout d’un coup, ma mère évoquait-elle l’étanchéité de mon palmipède de père ? En avait-elle testé la limite, sans jamais la trouver ?

Quelques années plus tard,son allusion allait enfin prendre du sens. Le jour baissait en ce mois de juin, mais la chaleur était toujours aussi écrasante. Mon mari et moi entrèrent dans la chambre d’hôpital où ma mère était soignée depuis peu pour des difficultés respiratoires. Son état s’était rapidement dégradé. L’eau infiltrait ses poumons et suintait le long de ses jambes, gonflées comme des baudruches. Mon vocabulaire s’enrichit d’un nouveau mot: l’hydropisie m’apparut soudain dans toute son horreur. Elle paraissait cependant inconsciente de son état, et sa disposition au monologue restait intacte. Ses problèmes de santé semblaient même affûter ses facultés mentales.

Elle, d’habitude si peu perspicace, se découvrait subitement des dons de clairvoyance. « Vous avez l’air d’avoir un coup de mou, tous les deux en ce moment, nous dit-elle, comme si c’était nous le problème. – il faut vous reprendre, les enfants. Un couple, ce n’est pas toujours une partie de plaisir ». Nous acquiescions mollement. Elle avait perçu mon malaise ces derniers temps. Je ne lui avais rien dit, mais elle avait compris que je ne suivrai pas son modèle d’épouse d’une vie. J’attendais mon heure, comme on échafaude une évasion.

Ma mère adorait mon époux, ces deux-là étaient assurément faits pour s’entendre. Comme un couple fusionnel intergénérationnel, ils faisaient corps face à l’adversité. Je me sentais telle une intruse quand ils étaient réunis, il avait toujours raison à ses yeux et moi toujours tort…Une belle-mère hors du commun et un gendre parfait. Ça exaspérait mes frères.

Imbibée de morphine, elle ne semblait pas souffrir. Après notre visite, nous somme partis, comme si de rien n’était, occultant l’inconcevable. Le lendemain, mon père me téléphona « C’est fini. Ils l’ont mise dans le coma et elle est morte à minuit. » me dit-il. J’étais abasourdie, sonnée. J’avais l’impression qu’elle nous avait quittés en douce, sans nous laisser le temps de lui dire adieu. Elle s’était évadée. Avant moi.

Deux semaines plus tard je quittai mon mari. L’ultime lien qui m’unissait à lui avait disparu avec ma mère. Je partis m’installer provisoirement près de chez mon père, rapprochant ainsi nos solitudes naissantes. Je passais quotidiennement le voir. Dès les premiers jours, il me dit « Tu sais, je ne compte pas rester seul ». Je n’en doutais pas un instant. Il avait toujours eu le sens du confort féminin. Il a consacré son premier mois de veuvage à vider, nettoyer toute la maison. Sa carapace reprenait le dessus : il prenait ses marques dans sa nouvelle vie. Dans une frénésie du vide, il semblait vouloir rayer cinquante ans de vie commune. Mais que voulait-il effacer au juste ?

Il sirotait son whisky, quand il m’annonça, comme une banalité : « Luc n’est pas mon fils. Luc était mon frère cadet, l’annonce était brutale. Il continua sans attendre de réponse, – J’ai tout organisé, je me suis arrangé pour qu’il n’hérite rien de moi. » Je tentai d’en apprendre davantage, mais il me répondit juste qu’il l’avait appris, n’en avait rien dit et qu’il n’y avait rien d’autre à savoir. Ce secret qui avait glissé sur ses plumes, j’en étais à présent la complice, malgré moi. Le doute m’assaillit alors : et si moi aussi, j’étais l’enfant d’un autre ? Non, impossible, l’évidence des gènes de mon père transpirait sur moi. Le visage, la taille, les dons, les défauts, les qualités…j’étais sa copie conforme. Mais comment avais-je pu être aussi aveugle? Je fouillais dans mes souvenirs à la recherche d’arguments. Et c’est apparu comme un axiome. Contre toute attente, les maths rebutaient Luc, il était même d’une nullité insultante pour la famille. Sa carrure de rugbyman aux cheveux blonds juraient avec nos petits gabarits aux tignasses brunes. Oui, c’était évident et nous n’avions rien vu. Je décidai de garder cette confidence paternelle pour moi, ne sachant qu’en faire.

Mon père était pragmatique. Il fréquenta un site de rencontre et peu de temps après, épousa en seconde noce une psychologue. Elle le cerna rapidement, comprit bien des choses et finit par découvrir notre secret sans trop de peine. Divers indices habilement semés, de doutes distillés en soupçons orientés, Luc a finalement su. Disparu à jamais de nos vies, telle une faute à effacer, il était devenu un bien vilain petit canard…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *