Crime de faux

Absorbé par l’écriture de son manuscrit, Tom sursauta à la sonnerie de son téléphone. Il pesta d’avoir encore oublié de le mettre en mode silencieux. Être dérangé quand il écrivait l’insupportait. Son éditeur : Ah non, surtout pas lui…Il refusa l’appel et relut la page qu’il venait de taper sur son clavier. Il n’en crut pas ses yeux, il ne comprenait strictement rien de l’échange entre ses deux personnages Harry et Eva qui venait juste de lui arracher une enveloppe des mains :

– Qu’est-ce que tu as acheté encore ? Un billet de cent francs belge ? Mais ça ne vaut plus un clou !

– Rends moi ça !

– Même pas dans tes rêves ! Dis-moi, combien tu as payé cette merde ?

– Ça ne te regarde pas, rends-le moi !

– Mais quelqu’un a gribouillé dessus !

– C’est pas du gribouillage, c’est une dédicace…Donne-le !

Tom parcourut avec effarement le dernier paragraphe : La dispute avait viré au drame et de rage, Harry avait finit par tuer Eva avec un des chronomètres de marine qu’il collectionnait… Tom avait pourtant bien préparé son nouveau roman, imaginé l’intrigue du début à la fin, façonné la complexité de ses personnages, prévu tout son séquencier… Mais il n’avait jamais envisagé qu’Harry tue Eva ! C’était la troisième fois que son histoire lui échappait complètement et il avait déjà dû rectifier des scènes quelque jours auparavant. Tout ceci n’avait ni queue ni tête. Devenait-il fou ? Ça ne pouvait plus durer, il devait réagir. Mais comment ? Aller voir un psy ? Lui expliquer qu’il écrivait son roman comme un somnambule ou bien que son héros semblait lui jouer des tours ?

Il sentit le stress le submerger à nouveau : Son éditeur le pressait depuis un mois pour avoir ce manuscrit. Encore au stade du premier jet, il n’en avait même pas commencé la réécriture. S’il devait tout reprendre systématiquement, à cette allure il en avait pour des mois ! En tout cas s’il n’était pas déjà fou, il allait pour sûr le devenir. Ne sachant plus que penser, Tom décida d’aller se coucher, tenaillé malgré lui par la crainte que ce délire continue le lendemain.

Le bureau était silencieux quand l’écran se ralluma dans un léger clic, éclairant la pièce de sa lumière blafarde. La dernière page écrite s’afficha à nouveau. Soudain, les touches du clavier commencèrent à s’animer, inspirées. D’abord timidement, le texte se mit à se composer tout seul, puis les mots prirent de l’assurance et défilèrent à une vitesse vertigineuse, le récit rebondissait de chapitres en chapitres. Le reflet du manuscrit dansait sur les murs, comme un esprit rendu à la vie. L’intrigue arrivée à sa fin, l’ordinateur se remit en veille. L’obscurité et le calme revinrent subitement, éclipsant le miracle qui venait de s’accomplir.

Midi passé, Tom se leva vaseux après un sommeil agité. L’épisode de la veille l’avait vraiment remué et un cauchemar, dans lequel il luttait sans relâche contre Harry, l’avait tourmenté toute la nuit. Il traîna un peu en prenant son petit déjeuner, redoutant de reprendre ce maudit manuscrit. Il finit par se décider à rejoindre son bureau, résigné à affronter son démon. Mais quel démon ? Lui-même ? Son personnage n’existant que dans son esprit et celui de ses lecteurs ? Près du clavier de son ordinateur, il trouva un paquet et une enveloppe à bulle. Un mug de thé fumait juste à côté. Tiens, Sonia son aide ménagère lui avait apporté le courrier avant de partir. Et elle savait qu’il aimait boire du thé pendant ses séances d’écriture. C’était une perle, Sonia. N’attendant rien de particulier, intrigué, il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une facture et un billet de cent francs belge dédicacé par Keith Haring en 1988. L’artiste avait dessiné les traits d’un animal sous le portrait en effigie sur le billet. Tom resta interloqué, il n’osait pas ouvrir le paquet de peur d’y trouver ce qu’il redoutait…Tout à coup le téléphone sonna, une fois de plus son éditeur. Il grimaça, cette fois il était vraiment obligé de lui répondre, il lui fallait temporiser, le faire encore patienter.

– Ah Tommy ! Ça fait plaisir d’avoir de tes nouvelles !

– … ? Ne sachant quoi répondre, Tom préféra laisser venir et attrapa son mug : Il huma le thé darjeeling first flush, son préféré. Il savait ce que son éditeur allait encore lui réclamer. Il avait préparé une excuse bidon, se doutant bien qu’il ne serait sûrement pas dupe.

– J’ai bien reçu ton manuscrit ce matin, je l’ai littéralement dévoré, il est FAN-TAS-TIQUE !

– Mon…Mon manuscrit t’a plu ? Tom resta interloqué, pour le coup, il s’attendait à tout sauf à ça. Décidément, il avait l’impression désagréable que la réalité se jouait de lui depuis quelques temps.

– Cette histoire d’écrivain assassiné par son personnage finissant d’écrire le roman à sa place est vraiment incroyable ! Je ne sais pas où tu es allé chercher un truc pareil !

Tom resta silencieux en fixant le mug dans lequel il venait de boire : Il réalisa soudain que ce n’était pas le jour de Sonia, elle venait toujours le mardi et on était vendredi. C’était trop tard pour le comprendre. Il abrégea comme il put cette conversation irréelle et contempla le paquet sur son bureau, certain maintenant de ce qu’il renfermait. Il l’ouvrit fébrilement : Un chronomètre de Marine de 1915, dans son coffret en acajou. Sa vitre était brisée, témoignage du crime que son héros avait perpétré avec cette arme improvisée. Et il y avait du sang dessus, celui d’Eva évidemment.

Au milieu des sorties littéraires, son livre trônait sur le présentoir tel un prix Goncourt. En couverture, la photo du billet de cent francs Belge dédicacé intriguait les flâneurs, les invitant à le feuilleter. En tête des ventes, c’était la meilleure publication de Tom. Mais cette fois-ci, Il n’était pas à sa petite table, avec son stylo-plume pour l’habituelle séance de dédicaces. Harry, tapi au fond du roman, jubilait : Il savait lui, que l’histoire de cette œuvre posthume ne faisait que commencer… Il avait déjà écrit la suite, un roman maudit dont tous les lecteurs mourraient mystérieusement tour à tour.

1 réflexion sur “Crime de faux”

  1. Contraintes suivies:
    Nouvelle noire comportant au moins un mort ou une morte.
    Ces mots ou groupes de mots sont imposés, il doivent être inclus dans l’ordre ou le désordre :
    – un billet de cent francs belge
    – un chronomètre
    – un stylo-plume
    – une enveloppe
    – un clou

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *