Le Choix du Roi

Louis promenait malgré lui sa solitude depuis 35 ans, comme on traîne une fatigue récalcitrante. Écrire pour la jeunesse lui évitait de côtoyer le monde des adultes dont il se sentait incompris. Juste un nom sur une couverture, cela lui convenait.

Seule Suzon le comprenait vraiment, enfant unique et solitaire comme lui. Louis et Suzon se voyaient comme les doigts de la main : complémentaires et inséparables. Ces deux-là étaient faits pour vivre ensemble. Suzon illustrait les textes de Louis. Elle avait toujours aimé dessiner, mais malgré ses dons, sa mère qui rêvait d’avoir un garçon n’avait jamais voulu qu’elle fasse d’études dans ce domaine.

– Les activités artistiques c’est juste bon pour les filles !

Le non-dit et l’absence d’amour maternel était vite devenu un enfer pour Suzon.

Heureusement, son duo avec Louis fonctionnait bien, résultat d’une lente osmose créée par l’influence de l’un sur l’autre. Leur collection avait un petit succès d’estime en librairie et leur tandem faisait mouche à chaque parution. Les lecteurs, parents comme enfants, raffolaient de leurs histoires qui faisaient du coucher un moment privilégié en préparant des rêves d’exception.

Mais Suzon en avait parfois assez de passer au second plan. Louis était l’auteur, elle ne faisait que mettre en valeur ses récits. Elle voyait bien qu’on retenait uniquement son nom à lui, même s’il s’en défendait. Elle essayait bien sûr de son côté d’illustrer des livres écrits par d’autres écrivains, mais on lui en confiait tellement peu !

Et puis, elle avait ce désir d’enfant. C’était sa vocation féminine d’en avoir. En l’absence de grossesse, après bien des examens sur lui et sur elle, le spécialiste consulté avait suggéré sans détours :

– À votre place, j’adopterais, ce serait plus rapide…

Mais l’adoption serait à l’évidence le parcours du combattant. Finalement, après mûre réflexion, une procédure fut tout de même engagée : la première étape d’un long chemin qui mènerait peut-être vers une vie de famille épanouissante.

Louis avait parlé du projet à ses parents. Son père comprenait la démarche, mais sa mère la réprouvait complètement : contre nature. Et puis elle n’avait jamais trop accepté cette fille qui lui avait volé son fils.

– C’est Suzon qui a eu cette idée ?

– Non, ce n’est pas uniquement elle, on est deux que je sache…

– Mais enfin que vont dire les autres ?

Elle avait bien sûr usé de tous les stratagèmes pour l’en dissuader, mais il était bien décidé à tenter sa chance, surtout pour Suzon qui en souffrait, il lui devait bien cela.

Le calvaire commença avec la première phase d’un long processus : enquête matérielle, psychologique et sociale, justification de la demande… Un parcours administratif semé d’embûches pour démotiver le plus possible. Il allait falloir s’accrocher pour ne pas tout laisser tomber. La requête fut déposée avec l’aide d’un avocat pour forcer la chance.

Au bout d’une épreuve qui dura presque huit mois, la convocation pour l’audience arriva enfin. Cette dernière eut lieu le 18 mai. Il fallut expliquer la situation, faire venir des témoins, présenter des rapports médicaux et psychologiques : le dossier était solide et argumenté. Mais selon la procédure, la décision devait être rendue plus tard, encore et toujours l’attente…

Le 29 juin, le greffier notifia enfin la décision : la requête était acceptée ! La vie changeait soudain de couleur. La mère de Louis aussi quand elle l’a su.

– Comment ça, ta demande a été acceptée ?

Elle n’en croyait pas ses oreilles, non ce n’était pas possible, qu’allaient dire ses voisines ?

– Tu sais maman, au bout de deux mois, plus personne ne t’en parlera…

Il tentait de la rassurer autant que possible, lui expliquait que l’époque avait changé. Mais d’une autre génération, elle refusait obstinément cette perspective. Il craignait que cela ne jette un froid dans leur relation pour un bon bout de temps.

Le 4 juillet, il reçut par courrier le document demandé en ligne la semaine précédente. Il lut et relut la mention marginale figurant sur la copie de son acte de naissance :

La mention « sexe neutre » est substituée à la mention « de sexe masculin » et le prénom « Louison » est substitué aux prénoms « Louis, Suzon », par Jugement du Tribunal de Grande Instance de Tours (37) rendu le 24 juin 2022.

Ni homme, ni femme mais double, cette mention unissait enfin ce couple singulier, pour le meilleur et pour le pire. Le débat autour du pronom iel lui était cependant étranger. Sa dualité s’affirmait tour-à-tour au masculin et au féminin, sans jamais être les deux à la fois, en s’adaptant au gré de ses activités et de ses interlocuteurs, dans la confidence ou non.

Mais ce nouveau prénom épicène allait lui simplifier la vie. Louison caressait aussi l’espoir qu’il aide sa mère à accepter enfin le choix du roi : avoir un garçon et une fille. Ce serait long bien sûr, comme le processus d’adoption qui pouvait désormais être lancé.

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