Montée de sève

La journée s’étirait en baillant tel un chat au réveil. Les badauds se réduisaient comme peau de chagrin, depuis la disparition des étrangers les affaires tournaient au ralenti. La plupart des bouquinistes restaient chez eux plutôt que de venir se geler sur les quais de Seine. Moi je m’accrochais, mais ma motivation s’effritait : Avec une échoppe sur dix ouverte, il ne restait plus guère de chineurs.

Un chaland s’arrêta pourtant et feuilleta quelques bouquins, puis il s’éloigna sans un mot, ni un sourire. Assis sur ma chaise, déjà homme invisible, le mutisme semblait aussi me guetter… Il valait mieux ranger. En rentrant mes présentoirs, une aquarelle tomba : Un homme à la tête de chou avec une Gitane, version Gainsbarre… Tiens, je n’avais pas souvenir d’elle. Je la remis sur l’étalage.

Ma voisine, Marilou me vit fermer boutique :

– Tu plies déjà ?

– Marre de poireauter, on devrait les laisser fermées nos boîtes vertes ! bougonnai-je

Une demi-heure plus tard, arrivé à la station de métro, quelqu’un me bouscula par derrière sur le quai. Je me retournai et aperçus furtivement un homme à capuche. Même pas une excuse… Tout à coup je le vis faire demi-tour et se diriger vers moi. Je le dévisageai incrédule : mi-mec, mi-légume, l’homme à la tête de chou ! Tétanisé, je ne réagis même pas quand il me projeta d’une seule main, violemment vers la voie. Dans mon envol, je sentis qu’on agrippait mon bras avec force :

– Hélà, vous l’avez échappé belle ! S’exclama mon jeune sauveteur

– Vous…vous avez vu ce qu’il a fait ?

– Qui ça ? Si je n’avais pas été là, vous tombiez sur la voie… Vous savez, il y a d’autres moyens moins trash d’en finir !

Je le regardai interdit, je n’avais pourtant pas rêvé. La rame arriva, je m’y engouffrai, sonné, sans même penser à remercier mon providentiel bienfaiteur. Encore sous le choc, des mouvements convulsifs m’agitaient sur mon strapontin, on me dévisageait tel un junkie en manque de blanche. J’essayais laborieusement de rassembler mes esprits sur les faits : Une chimère échappée d’un dessin, défiant la pire des théories darwinistes, avait tenté de me tuer. Que m’arrivait-il ? Terrifié, j’inspectai le wagon du regard, mais j’étais le seul phénomène de foire. À peine arrivé chez moi, je pris un double whisky, cul sec… Puis d’autres. Je sombrai rapidement dans un demi-coma éthylique, toujours poursuivi par ce plantigrade potager, la clope plantée dans la pomme. Les feuilles de chou du pantin végétal tremblaient, dressées vers moi dans une menace irréelle. Je détalais pour fuir ce barjo comme un lapin à l’explosion de son terrier.

Je retournai le lendemain sur les quais, en rasant les murs, le trouillomètre à zéro. Sur le qui-vive, je ne cessais de me retourner, persuadé que j’avais le diable aux fesses. Soudain, je sursautai, son reflet venait d’apparaître dans la vitre du wagon. Je fis volte-face : aucun légume dans la rame, juste les zombies habituels, le regard vide. Mais la vision persistait, ce crucifère maudit se payait même ma tronche. J’aurais juré qu’un rire secouait ses feuilles derrière les volutes de sa cibiche : Épouvanté, je me frottais les yeux pour chasser ce spectre. Et si c’était moi le cinglé?

Je retrouvai Marilou, déjà installée. Je lui racontai mon aventure de la veille, omettant ma berlue matinale.

– Quelqu’un aura voulu te faire une farce, conclut-elle

– Une farce ? Un croquemitaine me pousse sur la voie pour me tuer et tu appelles-ça une farce ? M’étranglai-je

– Le prends pas mal… On est là, toujours à attendre, ça finit par ramollir le ciboulot !

Je préférai laisser tomber et installai mon emplacement, redoutant de revoir cette aquarelle. J’étais à fond de cale, à bout de nerfs. Lorsque j’ouvris la dernière boîte, des volutes de sèches au menthol s’échappèrent. L’exquise esquisse me narguait à présent : On devinait les traits de Gainsbourg sur la tête de chou. Goguenard, il me toisait de son regard fripé, la frisure des feuilles en guise de sourcils. Cette vision me pétrifia : C’en était trop, je retournai violemment le dessin. Des ronds de fumée flottaient, on aurait dit des menottes pour fantôme. La tête réapparut tout-à-coup au verso: je chavirai par terre dans un mouvement d’affolement. Marilou se précipita pour m’aider à me relever. Je lui montrai le dos de l’aquarelle d’un doigt tremblant :

– Tu…Tu as vu ?

Elle se pencha :

– Quoi ?

– Là…Les volutes, et puis son rictus, ce regard !

Marilou me jaugea d’un air suspicieux :

– T’as fait provision de fumigènes ?

Les sarcasmes de Marilou pointaient les premières atteintes du mal. Il fallait que je m’arrache, je décidai de me calter. Ne sachant où aller, j’errai dans les rues sans oser retourner chez moi. J’évitais comme la peste les primeurs, l’idée de revoir un chou me glaçait la sève. Eh doc… moi paranoïaque ? Impossible de taire le vacarme des voix dans ma tête, cet épouvantail finissait par me ciseler les joyaux : J’avais beau me presser le citron, je ne pigeais plus rien.

Je finis par rentrer au bercail. En passant devant le miroir de l’entrée, je vis mon teint vitreux et mes traits tirés. J’avais la mine d’un déterré. Intrigué par un détail sur le cou, je me scrutai de plus près. Une veine gonflée comme une trique, me donnait l’air d’un boxeur au dernier round. Je m’enfilai un whisky-Valium dans le gosier dans l’espoir d’échapper à ce délire. Le réveil matinal fut nauséeux, j’avais le melon qui tapait. En voulant me frotter les yeux, mes doigts palpèrent une peau étrange, lisse et bosselée en même temps. Je tapotai : ça sonnait creux. Je voulus hurler, mais seul le silence me fit écho : je tâtai ma bouche et ne sentis à la place qu’une grosse nervure sur une texture gaufrée. J’avais plus de tarin mais une nuitgrav’ à la place ! J’étais fini, foutu, échec et mat… chou blanc. Désespéré, je retournai illico sur les quais, il me fallait voir Marilou. Mais elle me calculait même plus cette gourde.

– Oh ma Lou, Oh Marilou…Si seulement tu pouvais mater mes feuilles, je te ferais bien goûter de ma verdure.

1 réflexion sur “Montée de sève”

  1. Illustration:
    L’homme à la tête de chou de Audrey Rouvin
    Dessin à l’aquarelle sur papier
    Exposition Gainsbourg 30 ans, 30 œuvres

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