Le dernier saut de piaf

Il reprit d’un coup connaissance en aspirant l’air comme un plongeur en apnée au retour d’une longue descente. Une douleur fulgurante à son épaule gauche lui arracha un cri terrible. Il paniqua, l’obscurité était si épaisse et impénétrable qu’il ne distinguait rien. Puis les ténèbres profondes firent place à des zones plus ou moins sombres sans qu’il puisse les reconnaître. Il tenta d’utiliser son bras droit pour palper la zone douloureuse et saisit l’horreur de sa situation, lorsqu’il sentit le balancement. Il se souvint d’un coup qu’il avait sauté en parachute du haut de cette falaise. Il pouvait sentir son harnais tirer sur ses cuisses, ce qui lui donnait l’impression d’être une marionnette inanimée suspendue à un arbre. Il bougea lentement pour vérifier son hypothèse : il oscilla tel un pendule. Cette fois ce fut la détresse qui le fit hurler.

La palpation de son épaule lui fit penser à une fracture de la clavicule, quelle poisse. À peine avait-il bougé que son pied heurta quelque chose. Ayant du mal à se diriger, au gré du ballant, il tâtonna avec précaution de son bras valide. Sans évaluation précise de sa situation, il ne lui fallait surtout pas risquer un décrochage. Soudain, il toucha une surface rugueuse : C’était la paroi rocheuse ! Il faisait donc face à la falaise. S’il arrivait à surmonter le supplice de son épaule, il arriverait peut-être à caler ses pieds dans une des aspérités, comme les grimpeurs. Cela lui permettrait de moins fatiguer en attendant les secours. Attendre, il ne lui restait plus que ça… Mais au fait, depuis quand était-il dans cette posture ? Combien de temps avait-il été inconscient ? En y songeant, il se rendit compte que sa bouche était sèche, que la soif le tenaillait. À vrai dire la faim aussi, jouait-il au pendu depuis plus d’une journée ? Il était incapable de le dire, ainsi que le temps qu’il pourrait-il encore tenir.

Ses bras s’alourdissaient, il agrippa son harnais de sa main droite afin de se soulager. Pour la gauche, inutile d’y penser. Il balança légèrement un de ses pieds vers la paroi dans l’espoir de trouver une petite cavité. Il finit par sentir une anfractuosité et y glissa le bout de sa chaussure. Au bout d’interminables minutes d’efforts, il réussit le même exploit avec l’autre pied. Haletant, il sentit la sueur perler entre les yeux, et se rendit compte que sa combinaison était devenue une véritable étuve. Il ne pouvait même pas s’essuyer le front… Cette situation l’accabla tout-à-coup et il ne put réprimer les larmes qu’il sentit monter. Sueur et sanglots se brouillèrent, et dans un réflexe de survie, ses lèvres aspirèrent avidement ces précieux liquides.

Les secours… Son ami… Il avait sauté juste avant lui, il avait dû atterrir dans la vallée sans encombre et alerter quand il ne l’avait pas vu arriver derrière lui. On devait sûrement le rechercher. Il s’accrocha à cet espoir ténu, mais sans pouvoir bouger, il devait rester là, désarticulé comme un pantin.

L’aube finit par percer. Jour et nuit était la seule notion du temps qui lui restait depuis qu’il avait repris conscience. Ces dernières heures, il n’avait cessé de penser à sa femme et à son fils qui devaient vivre sa disparition dans l’angoisse. Il s’en voulait de son égoïsme puéril, d’avoir mis sa passion pour le base jump [1] plus haut que son amour pour eux. Sa femme détestait comme beaucoup ce sport. Elle ne comprenait pas qu’il puisse ainsi risquer sa vie juste pour le plaisir d’un «saut de piaf »[2] comme il disait pour la taquiner. Cette fois il en était certain, d’une façon ou d’une autre, ce serait le dernier. À présent, que n’aurait-il pas donné pour être un piaf et pouvoir s’envoler !

Malgré le jour qui pointait, les arbres l’empêchaient d’évaluer sa position. Il connaissait bien cette falaise : Il y en avait au pied, mais également sur un éperon rocheux à mi-hauteur. À quel niveau se trouvait-il donc ? Il regarda vers le bas et distingua le sol à plusieurs mètres à travers la végétation. Mais ça ne prouvait rien. Il savait qu’on ne pourrait jamais le voir, même en hélicoptère : les arbres le masquaient. Il leva la tête et au travers des branchages, aperçut le ciel dans lequel tournoyait un vautour. L’idée qu’il puisse se repaître de sa propre chair acheva de le désespérer. Il s’égosilla tel un oisillon, mais la roche étouffait les sons étranglés qu’il s’évertuait à sortir de sa gorge râpeuse : Inaudible, invisible. Pris au piège comme un insecte dans une toile d’araignée, s’il était à mi-hauteur sur la falaise comme il le redoutait, on ne le retrouverait sans doute jamais.

Soudain, des éclairs brillèrent et le grondement du tonnerre résonna dans la vallée, il ne manquait plus que ça. Les premières gouttes, énormes, ne tardèrent pas à s’écraser lourdement sur son visage. Puis vint une pluie torrentielle qu’il happait la tête en arrière, bouche béante. À présent ruisselant, le froid s’ajouta à l’engourdissement. Sa tête devenait si lourde qu’il avait du mal à la maintenir droite. Il essaya de la caler contre les suspentes de la voile mais quelque chose l’en empêchait, sa GoPro ! Il avait complètement oublié la caméra montée sur son casque. D’une main il réussit à la détacher. Il se retourna dos à la falaise au prix d’un souffrance inouïe et la lança aussi loin qu’il put, sans entendre le bruit de sa chute, était-ce bon signe ? Il sombra à nouveau, foudroyé net par son calvaire.

Il se réveilla à l’hôpital, sa femme près de lui. À son air soulagé il sut qu’il revenait de loin. Elle lui raconta l’angoisse des recherches sans résultat du fait d’un terrain inextricable et accidenté. Puis l’espoir avec la découverte de sa caméra au pied de la falaise : Le film avaient enregistré l’endroit de l’impact. Les secouristes avaient dû descendre en rappel pour aller le chercher !

[1] le Base Jump est le saut en parachute depuis un objet : BASE est l’acronyme anglais des objets (Building, Antenna, Span, Earth).

[2] PIAF est la traduction française de BASE (Pont, Immeuble, Antenne, Falaise).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *