L’ange démoniaque

Ils en étaient au fromage. Le vin gouleyant déliaient les langues, tout le monde était détendu, pour une fois.

– Savez-vous que Pierre s’est mis en tête d’écrire un roman ? S’exclama Ange… Notre chirurgien se prend pour un écrivain !

Leurs amis firent mine d’être impressionnés. Ça y est, c’est reparti… Pensa Pierre qui connaissait par cœur ce petit jeu. Sa femme Ange semblait toujours jubiler quand elle le dénigrait ainsi en public.

– On se demande bien ce qu’il va nous pondre ! Pouffa-t-elle

Piqué au vif, il rétorqua pour ne pas perdre la face aux yeux de leurs invités:

– J’écris un policier… Une histoire de violence conjugale, un mari qui cherche à tuer sa femme…

Un silence pesant plana autour de la table.

– … Mais en fait c’est plus compliqué, la victime n’est pas celle qu’on croit et…

– Bon, inutile d’en rajouter, on sent déjà le prix Goncourt ! l’interrompit Ange.

Il sentit la rage l’envahir, elle avait encore réussi à plomber l’ambiance. Elle ne pouvait pas s’en empêcher, une vraie langue de vipère. Les rares personnes acceptant encore leurs invitations étaient des connaissances à elle. Ses amis à lui avaient depuis longtemps pris leurs distances.

Les invités partis, Pierre décida de rendre visite à sa sœur Anne qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, ça lui faisait toujours du bien de discuter avec elle. Il avait besoin de se vider la tête de « l’Ange démoniaque » comme elle la surnommait, avec son humour décapant habituel. Avachi dans le canapé du salon, il lui raconta le déjeuner et l’humiliation qu’il avait dû subir une fois de plus, une fois de trop.

– Pourquoi tu ne divorces pas ? Ça fait des lustres que je te serine que ton Ange est une perverse !

– Je ne peux pas : elle m’a fait acheter l’appartement à nos deux noms, si je divorce j’en perds la moitié alors que j’ai tout payé !

– Ah ça, elle t’a bien manipulé, elle n’est pas avocate pour rien !

Le frère et la sœur restèrent un moment à réfléchir de concert en silence.

– Et ton roman policier, il en est où ?

– Je n’ai pas encore commencé l’écriture proprement dite, j’en suis encore à la préparation

– Et si tu commençais par écrire la scène où le mari échafaude son plan pour le meurtre ?

Anne lui semblait avoir une idée. Pierre songea amèrement qu’avec son imagination débordante elle aurait été bien meilleur écrivain que lui.

– Et tu pourrais laisser traîner ton manuscrit en évidence sur ton bureau…

– … Et puis ?

– Tu la connais, elle va bien échafauder un plan machiavélique contre toi…

Anne semblait vraiment prendre plaisir au jeu de la petite devinette, Pierre se demandait bien où elle voulait en venir.

– Oui, et alors ?

– L’idée c’est de la pousser à la faute et hop !

–… Et hop ?

– Oh arrête de faire comme si tu étais idiot ! : Tu la pousses à l’acte pour invoquer la légitime défense, trop fastoche !

Pierre était interloqué

– Tu n’es quand même pas en train d’insinuer que…

– Ben… Si !

De retour, Pierre repensait à leur discussion. Ça lui paraissait complètement fou, elle en avait de bonnes sa sœur : ce n’est pas elle qui devrait le faire ! Et la légitime défense, il fallait se renseigner, connaître les subtilités qu’il ne fallait pas négliger…quant-au corps à corps…il ne s’en sentait pas capable, non par manque de force, mais il fallait avoir le cran ! Avec quoi, un couteau ? Non ce n’était pas une bonne idée, il était chirurgien, sachant exactement où le planter pour réussir son coup… Il ferait un parfait suspect.

Il fallait trouver autre chose de plus subtil. À l’hôpital, il y avait bien des substances qui pourraient convenir. Mentalement, il lista les produits qui n’éveilleraient pas les soupçons. Un plan commençait à se dessiner dans sa tête, et s’il s’arrangeait pour lui en faire avaler un, avant de descendre les escaliers ? Il la pousserait un peu, la drogue ferait le reste. Un banal accident… Il fallait juste s’arranger pour que l’ascenseur soit en panne à ce moment là.

Après avoir coincé le clou dans le mécanisme, Pierre vérifia que l’ascenseur ne répondait plus. Il monta quatre à quatre les escaliers. Il était trois heures : Ange allait bientôt se faire une thé comme tous les jours. Il fallait faire vite.

– Chérie, j’ai préparé le thé ! C’est bien dans une heure qu’on doit aller chercher ta mère ?

Pierre amena les tasses en repérant bien celle qu’il devait lui servir.

– Ah oui, c’est gentil, justement j’allais le faire…On a le temps de le boire avant, on a rendez-vous avec elle à quatre heures.

Quelqu’un sonna à l’interphone, il alla répondre, c’était encore des démarcheurs. Il s’en débarrassa rapidement et revint dans le salon. Elle était en train de boire son thé. Elle le fixa en souriant d’un air bizarre, absent… Il n’aimait pas ce sourire qui l’avait pourtant séduit au début de leur histoire, à présent il le trouvait glaçant. Il but son thé en essayant de paraître naturel, mais son cœur jouait du tambour.

Juste au moment de sortir de l’appartement, elle lui demanda de l’attendre sur le pallier : Elle avait oublié son téléphone sur le bureau. Elle pris son temps pour revenir puis tout alla très vite, il se sentit partir en avant, le corps lourd, les jambes se dérobant sous lui…Du haut de l’escalier, dans sa chute il pivota et aperçut le rictus sur le visage d’Ange. Il eut juste le temps de comprendre à quel point sa sœur avait raison. Il avait sous-estimée sa femme, elle était vraiment démoniaque.

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